Maïdan

Synopsis

Maïdan, c'est la place centrale de Kiev, capitale de l'Ukraine. Dès novembre 2013, c'est là que des citoyens de tous âges et de toutes les confessions se rassemblent pour protester contre le régime du président Ianoukovitch. Il sera contraint à la démission, fin mars. De novembre à mars, Sergeï Loznitsa a filmé Maïdan.

Critiques


Sergei Loznitsa filme, tout en plans fixes, manifestations et affrontements sur la place centrale de Kiev. Spectaculaire

«Ce n’est pas seulement moi qui ai quitté l’endroit où j’ai grandi: celui-ci a tellement changé que les souvenirs que j’en ai gardé semblent faux. Je ne peux pas revenir dans un pays qui n’existe plus sauf dans mes illusions. Ou alors faire un film sur ce sujet, auquel cas j’y reviendrai forcément», cette impressionnante déclaration de Sergei Loznitsa (une interview au Monde début 2013 pour la sortie de Dans la brume) est révélatrice du rapport à son pays pour le moins compliqué du cinéaste qui a grandi et étudié en Ukraine, avant de s’installer en Allemagne.


Talons. Ce «pays qui n’existe plus» connaît une nouvelle naissance avec les manifestations qui se concentrent sur la place de l’Indépendance à Kiev, après que le président Viktor Ianoukovitch a soudainement tourné les talons –direction Moscou– au moment où il devait signer un accord d’association avec l’UE. Ce revirement politique a été la goutte qui a fait déborder le vase dans un pays au bord du gouffre économique et totalement gangréné par la corruption. Loznitsa était en train de préparer un troisième long métrage de fiction quand, en novembre, les événements de Maidan ont commencé, et il a décidé d’y planter sa caméra pour documenter une action dont il ne se doutait probablement pas, au début, qu’elle allait le mobiliser sur plusieurs mois et le plonger au cœur d’un chaos mortel.Maidan n’est pas seulement un grand film arraché à la fournaise de l’actualité, mais aussi une pénétrante étude sur ce qu’est un processus historique, collectif, comment des hommes et des femmes font soudain corps commun pour expulser l’ennemi et se ressaisir d’une intégrité éthique qui a été détruite.


Loznitsa, né en 1964, a une formation d’ingénieur en informatique et cybernétique, il a aussi fait de la traduction russe-japonais, c’est une forte tête qui a décidé quasi du jour au lendemain de renoncer à une brillante carrière dans les secteurs de pointe pour étudier le cinéma. Il a commencé à se faire remarquer par ses documentaires. En 2005, par exemple, il signe Blockade, un montage d’archives sur le siège de Leningrad, où il travaille le brouillard d’une mémoire que la propagande et l’idéologie soviétiques ont travaillé à effacer. Maidan suit la chronologie des manifestations. Le choix du cinéaste est de tout filmer en plans fixes, il ne fait parler personne et ne fait lui-même en voix off aucun commentaire. Seule va donc compter l’accumulation d’une matière enregistrée au fil des jours et des nuits entre locaux de réunions où se ravitaillent les insurgés, foules à l’écoute des orateurs défilant sur un podium puis, très vite, avec les assauts des forces de l’ordre, les batailles à coups de pavés, de cocktails Molotov, les départs de feu, la panique quand tombent les premières victimes des snipers…


Courage. Le récit évolue d’une description de l’organisation bon enfant des manifs vers de véritables scènes de guerre. Le parti pris du cadre immobile devient alors un tour de force, car on ne sait pas comment le cinéaste et son équipe ont fait pour tenir cette observation impavide dans des mouvements de masse de plus en plus confus, déchirés par le bruit des balles, cris et ordres crachés par les haut-parleurs. D’ailleurs, à un seul moment, la caméra dévisse, s’incline vers le sol puis relève le nez pour à nouveau se remettre d’aplomb, avec une espèce de courage glacial en plein cataclysme. La bande-son, mixant les pulsations des musiques que font les manifestants en tapant sur des fûts et des carillons de la ville, comme montés en boucles répétitives, permet d’inscrire l’actualité dans la chambre d’échos des justes combats éternels.


Libération / Par Didier PÉRON








Ceci est un rattrapage : casé en fin de festival à Cannes en Séance spéciale de la sélection officielle et sorti en salles (le 23 mai) dans la foulée en plein embouteillage de la distribution, Maïdan ne bénéficie(ra) pas de l’exposition qu’il mérite. La démarche de Loznitsa s’apparente à celle de Stefano Savona au Caire (Tahrir, place de la libération) : l’un et l’autre se rendent dans une révolution en cours, à l’intérieur de son espace précisément délimité – une place occupée, qui finit assiégée – où s’organise une société (avec ses services « publics » bricolés : cours d’initiation, alimentation, médecine), prémices espérés de celle à venir. L’Italien recevait le mouvement et l’énergie de la révolution égyptienne, l’épousant par son propre mouvement de filmeur obstiné profitant de la légèreté de son matériel (un appareil photo doté d’un micro intégré). Ses déplacements permettaient de ne pas figer l’événement, tout comme la perpétuelle hésitation entre le flou et le net formulait qu’il ne s’était pas encore fixé dans une vérité — son issue. Savona choisissait dans la multitude un aiguillon, un étudiant et poète insurgé, sorte de figure emblématique du mouvement de Tahrir.


Savoir voir

Retrouver Sergueï Loznitsa plongé parmi la foule de Maïdan et l’urgence d’un événement en train de se faire n’est pas sans étonner quand on connaît sa filmographie qui ne se limite pas à ses deux fictions sélectionnées à Cannes – My Joy et Dans la brume. On l’imagine mal se comporter, comme Stefano Savona, dans un déplacement perpétuel et urgent. Ce n’est pas un reproche de voir en Loznitsa un esthète pratiquant l’élégie avec un travail pictural et sonore sophistiqué, bien loin des remous d’une foule en révolution – même si son travail précédent n’exclut pas les visées politiques, comme par exemple Fabrika. Premier constat, l’esthète Loznitsa demeure ici esthète. Le geste est radical : les événements de Maïdan sont captés au moyen de plans fixes très composés, vécus dans une durée de plusieurs minutes. L’attente désœuvrée comme les saisissantes déflagrations de violence composent des tableaux de la révolution ; temps forts, temps creux, tous méritent l’attention car ils sont porteurs d’un sens que seul la durée peut faire naître. Ce choix – somme toute peu étonnant de la part de Loznitsa – déplace la question politique du discours vers une politique du regard, parfaite antithèse de l’assommant storytelling médiatique. Il faut d’abord regarder pour voir, seule la pensée rattachée à ce regard est porteuse d’un sens, et c’est le temps qui rend possible l’accomplissement de ce que l’on pourrait appeler un savoir et pouvoir voir.


Le tout premier plan est en ce sens programmatique de l’entreprise de Loznitsa, ici au cadre, accompagné de deux opérateurs. Il fait un froid de gueux, l’hymne national ukrainien retentit : les têtes se découvrent les unes après les autres, ceci fait vibrer le tableau ; à la fin du chant, le mouvement s’inversera. La durée permet d’appréhender la foule dans sa multitude tout en pouvant individualiser ses composantes. Ce plan séquence est comme un échantillonnage des insurgés (cf. photographie en tête de l’article) ; l’âge moyen est plutôt élevé, une plus forte proportion d’hommes mais une frange féminine importante se trouve là. Cette foule est dotée de signes (drapeaux, oriflammes) mais ceux-ci ne prolifèrent pas spécialement. En haut à droite du cadre, deux hommes encagoulés en uniforme kaki semblent relever d’une dimension paramilitaire – ils sont véritablement deux taches parmi les vêtements civils. Les mouvements de tête de l’un d’eux rappellent les nervis infiltrés dans les manifestations surveillant l’entrain de la foule. Ces éléments, disons "fascisants", sont-ils à la manœuvre, comme on a pu le dire, à cet instant T ? Non. Ce type d’individus était-il présent à Maïdan ? Oui. A-t-on appris du mouvement de Maïdan grâce à ce plan ? Oui.


Reconstruction par le regard

Saura-t-on tout ? Non. La démarche de Loznitsa est d’une folle ambition – embrasser la foule et l’événement – et d’une grande humilité : il n’est possible de relater cet événement que de façon fragmentaire, non en en épousant le mouvement mais en l’accueillant dans un cadre fixe où des flux passent et/ou stationnent. Ce qui entre dans l’image rend pensable l’événement tout en permettant de penser ce qui ne s’y trouve pas. Cette relation entre le plan et sa durée est une passionnante tentative de mise en récit d’un l’événement en cours : la foule porte une histoire – celle d’un soulèvement contre un autocrate honnis – multipliée par les histoires de chacun de ces individus réunis pour une même cause ; leurs intérêts convergent, au moins pour un temps (n’oublions pas ce qui est advenu de la Révolution orange dans ce même pays). L’événement est le croisement du singulier et du collectif, sa narration complète serait la somme – impossible à fixer en un film, en un livre, en plusieurs – de cette multiplication. La mise en récit de l’événement ne peut être autre chose qu’une équation exponentielle.


Chaque plan de Maïdan recèle la subjectivité – le cadre, le choix d’un point de vue à l’intérieur du lieu-titre, et la durée du plan décidée au montage – du cinéaste tout en rendant libre celle d’un regard qui n’est pas prisonnier d’un point de vue, tout en étant en présence d’un point de vue, très affirmé. Le cadre fixe ne fige pas le sens, il le met, au contraire, en mouvement, l’ouvre. Cette façon – lacunaire et fragmentaire – d’appréhender le lieu et l’événement nécessite évidemment un spectateur volontaire et actif, au travail, cheminant dans et entreces fragments, le regard invité à une reconstruction des événements – et non à une reconstitution ou à une narration (il n’y a pas, par exemple, de personnages récurrents). Maïdan élabore en ce sens une circulation foisonnante entre image, regard et pensée, ainsi qu’une passionnante proposition théorique quant à la représentation d’un événement en cours. Le spectateur n’est pas informé, mais son regard (s’) informe en étant placé en situation de co-présence avec des images. Impossible de déclarer à la sortie du film que l’on sait tout, il l’est tout autant de dire que l’on n’a rien vu de/à Maïdan.


Critikat / Par Arnaud Hée

Entretien avec le réalisateur

Votre film se compose uniquement de longs plans fixes, centrés sur ces mouvements de rue autour de la place Maïdan. Il n'y a aucun témoignage. Pourquoi avoir choisi de donner la parole aux images plutôt qu’aux gens ?

Sergei Loznitsa : Je ne voulais pas connaître l’opinion des gens. Mon objectif, c’était vraiment de montrer à quoi ressemble Kiev aujourd’hui. Mais je ne voulais pas prendre le risque d’influencer ceux qui ne savent pas grand-chose des évènements qui animent la capitale et qui se déroulent autour de cette place. Les images sont fortes et parlent d'elles-mêmes...

Il y a encore de l'espoir

La musique tient une place importante dans votre film. Est-ce une façon, pour ce peuple, de garder espoir ? 

La musique fait vraiment partie de la culture populaire en Ukraine. Nous chantons souvent et en diverses occasions. D'autre part, le coeur de Maïdan, c'est donc cette place, sur laquelle il y avait beaucoup de chants, de danses... Les gens venaient même pour y lire des poèmes. L’énergie des ukrainiens est plus forte que jamais. Il y a encore de l'espoir, de l'optimisme. D'ailleurs, l’hymne ukrainien commence par « L’Ukraine n’est pas encore morte ».

A qui s’adresse ce documentaire : aux ukrainiens, pour qu’ils continuent de garder espoir ou au reste du monde, qui suit ce conflit de loin ? 

Ce film est destiné à tout le monde, sans aucune distinction. Je cherche simplement à questionner, interpeller, éveiller les consciences. D'une certaine façon, Maïdan est à l'intention de ceux qui s'intéressent à l'organisation de la société humaine. D'ailleurs, je vous recommande l'ouvrage de l'anthropologue et philosophe René Girard, intitulé La Violence et le sacré et dans lequel il s'interroge sur le fruit de la violence au sein d'un groupe justement. Tous les Maïdan du monde sont écrits dans ce livre là.

A la fin du film, vous et votre caméra vous retrouvez au milieu des émeutes. Et malgré tout vous restez statique...

En fait, à ce moment-là, ce n'est pas moi derrière la caméra mais mon cadreurSerhiy Stefan Stetsenko. Lorsqu'on avait envisagé d'installer la caméra au milieu de ces scènes de violence, nous étions d'accord pour qu'il se retire au cas où la situation évoluerait mal. Mais la caméra est restée un long moment au milieu de ces actes de violence et pourtant, elle ne tremble qu'une seule fois. Sur le moment, il s'est vraiment concentré sur son cadre et sur l'histoire à raconter.

Ce qui compte, c'est qu'il y ait un Président élu par le  peuple

Le nouveau Président ukrainien doit être élu ce dimanche. Quel avenir voyez-vous pour votre pays ? 

L'essentiel, dans un premier temps, c'est qu'il y ait des élections. Peu importe qui sera élu. Ce qui compte c’est que cet homme soit choisi par le peuple. Mais si ce Président ignore l’opinion de sa nation, il va vite se rendre compte de quoi sont capables les ukrainiens. Et très rapidement, on risque de le voir suivre le même chemin que Viktor Ianoukovytch…


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