Au-delà des montagnes

de Jia Zhang Ke

Synopsis

Chine, fin 1999. Tao, une jeune fille de Fenyang est courtisée par ses deux amis d'enfance, Zang et Lianzi. Zang, propriétaire d'une station-service, se destine à un avenir prometteur tandis que Liang travaille dans une mine de charbon. Le coeur entre les deux hommes, Tao va devoir faire un choix qui scellera le reste de sa vie et de celle de son futur fils, entre une Chine en profonde mutation et l'Australie comme promesse d'une vie meilleure.

Critiques

Avec le majestueux «Au-delà des montagnes», le grand réalisateur chinois poursuit son analyse de la mutation de son pays par le biais d’une histoire d’amour sur plusieurs périodes et continents.

 

D’abord, il faut évoquer ce qu’il y a de plus saillant dans Au-delà des montagnes : l’utilisation par Jia Zhangke du morceau Go West des Pet Shop Boys. Le tube, entraînant et insupportable, revient deux fois dans le film, l’ouvre et le clôt. Entre-temps, se déroule un quart de siècle en Chine, entre 1999 et 2025.

 

Pourquoi cette chanson ? Parce que, comme toute rengaine, c’est un symptôme. Ici, celui d’un pays qui s’apprête à être contaminé par une épidémie pop, et qui oublie petit à petit qu’il a un temps rêvé d’être populaire. Jia Zhangke, 45 ans, poursuit l’auscultation de son pays qu’il a amorcée en 1997 avec Xiao Wu, artisan pickpocket, le scan de ses mutations, de la façon dont les destins individuels se glissent dans les vecteurs des gigantesques chamboulements socio-économiques. L’inspection généralisée de la société chinoise passe, chez lui, par un choix de quelques personnalités qu’il accompagne, étudie, fouillant dans tous les aspects de leurs sentiments et consciences, comme un sociologue le ferait d’une société. Cette œuvre immense, riche tant elle change de formes, est regroupée dans un coffret DVD publié par Ad Vitam qui sort ces jours-ci (1).

 

Mine de charbon

En 1999, à Fenyang (ville natale du cinéaste), dans la province du Shanxi, Tao, une jeune femme est entourée de ses deux amis d’enfance, Liangzi et Zhang. Le pays a déjà entamé son développement économique accéléré et applique la fameuse phrase de Deng Xiaoping : «Certains doivent s’enrichir en premier.» Lianzi travaille dans une mine de charbon tandis que Zhang s’occupe d’une station-service et profite de la société de consommation qui débarque. Les deux aiment Tao, et se battent pour la séduire, la voiture flambant neuve de Zhang servant de bon argument à l’affaire. La jeune femme hésite entre les deux hommes. L’histoire d’amour et celle du chagrin se nourrissent des téléphones, des bagnoles, des appareils électroménagers. Le matériel prend la place sur le sentiment.

 

Rencontré récemment à Paris, Jia Zhangke commente : «A chaque nouveauté technologique ou économique, je me demande comment tout cela a une influence sur nous. Avant, quand l’être aimé était à 50 km, on se lamentait. Aujourd’hui, il y a Facetime. Le discours amoureux évolue. Il y a des choses évidentes et d’autres, non. C’est ce que je veux montrer.» Mais ce que le cinéaste met surtout en images, c’est la crise morale à l’œuvre en Chine : «Mon père est mort en 2006 et ma mère s’est retrouvée seule. Régulièrement, j’allais la voir et mon premier réflexe était de lui donner de l’argent. J’ai vu que ça la rendait presque malheureuse. C’était un signal pour moi : je reproduisais une violence, et il fallait que je la filme. Cette violence est moins évidente que celle de Touch of Sin, mais elle est aussi forte.»

 

Un enfant nommé Dollar

Jia Zhangke découpe son récit en trois temps. Il y a celui de la jeunesse, des premières amours contrariées, des disputes en boîtes de nuit remplies de fumée. Vient ensuite l’amertume de l’âge adulte : en 2015, Tao vit divorcée de Zhang, qui vit à Shanghai et lui interdit de voir leur enfant, prénommé Dollar ; à quoi il faut ajouter le deuil des parents, la solitude qui s’installe et dont on ne sort jamais réellement. Et puis, dans un procédé qui surprend même au regard de l’immense liberté de Jia Zhangke, on quitte la Chine, mais également notre époque : Au-delà des montagnes nous plonge en Australie en 2025. C’est là que Dollar, devenu jeune homme, vit avec son père et s’interroge autant sur sa mère que sur ses racines chinoises.

 

Le plus frappant ici, c’est le sentiment de flottement permanent. Quelle que soit l’époque, chaque personnage veut aller voir ailleurs. Les jeunes de 1999 veulent profiter de la bagnole pour visiter Macao ou Hongkong qui viennent d’être restitués. Certains partent faire fortune à Shanghai, d’autres dans les mines du nord-ouest du pays, à la frontière kazakhe. Toujours, il est question d’un «ailleurs» rêvé, d’une zone où on pourrait être plus heureux. Comme dans la chanson des Pet Shop Boys. C’est un mouvement permanent d’allers-retours, d’hésitations. Jia Zhangke : «On rêve toujours de stabilité, d’amour, mais quand on réfléchit a posteriori, de quoi sont faites nos vies ? De bouleversements, de ruptures, de conflits, de changements… J’ai voulu filmer la façon dont les changements provoquent une déperdition.» Ce déplacement total est aussi, dans la filmographie de Jia Zhangke, la première fois qu’il quitte réellement le pays, qu’il «ose» filmer ailleurs, s’autorise une audace spatio-temporelle jamais vue.

 

Classes moyennes

Jia Zhangke a 45 ans, et filme depuis les années 90. Entre-temps, le cinéma chinois a connu une révolution totale, le nombre de salles s’ouvrant à un rythme exponentiel, les majors développant des immenses productions, comédies romantiques ou films d’action, destinées à faire venir les nouvelles classes moyennes dans les multiplexes. Quelle est sa place dans un tel milieu ? «Depuis Xiao Wu, artisan pickpocket, je suis tellement obsédé par mon ambition de suivre le mental des individus que je n’ai pas le temps de savoir où je suis dans le cinéma chinois. Je n’ai rien à voir avec le divertissement. De toute manière, un film a deux destins en Chine : il est autorisé ou non. Touch of Sin avait été interdit mais a circulé grâce au téléchargement ou le marché illégal.»

 

Au-delà des montagnes est sorti en Chine le 31 octobre et a dépassé le million de spectateurs. Plusieurs médias ont publié des articles estimant que le film n’était pas réaliste, que personne n’appelait son fils «Dollar» ou que les règlements de compte entre amoureux rivaux ne se faisaient pas de la manière dont ils se déroulent dans le film. Jia Zhangke : «Quelques jours après la sortie, il y a eu deux faits divers. Un homme voulait assassiner son ami de la même façon que dans mon film. Et un haut fonctionnaire a été arrêté pour corruption. Dans les journaux, on a lu que son fils se nommait Cash. Un journaliste a écrit un article très drôle où il disait que, si pour Touch of Sin, je m’étais inspiré des faits divers, ce sont aujourd’hui les faits divers qui s’inspirent du cinéma.»

 

La beauté d’Au-delà des montagnes tient à sa continuité dans la filmographie de Jia Zhangke, à ce mariage entre le réel et la fiction, déjà aperçu dans Touch of Sin mais aussi Still Life et 24 City. Il y a évidemment un nouveau scénario, des personnages inédits, mais, de fait, ça ne change pas. On se retrouve, comme toujours, tiré vers son cinéma. Ses films sont fragmentés, mais ils sont eux-mêmes les tomes d’une œuvre immense.

 

Présence bouleversante

Que Jia Zhangke soit l’un des quelques immenses cinéastes vivants au monde est une chose quasi évidente. Mais le plus surprenant face à son cinéma, c’est qu’il ne nous exclut jamais. On est happés dans son monde de fiction comme on l’est dans le comté de Yoknapatawpha de Faulkner, le faubourg Saint-Germain de Proust ou le Japon médiéval de Mizoguchi.

 

Toute la force émotionnelle d’Au-delà des montagnes réside aussi dans notre rapport étrange à la Chine. Ce pays immense, violent et fascinant, on ne le connaît que par le récit de ses catastrophes, ses drames humains, sa censure, le délire du développement économique. La grande réussite de Jia Zhangke est de parvenir, avec son humanisme, à faire de nous des habitants de cette zone, pour dépasser tout orientalisme ou exotisme, et à nous permettre de vivre entièrement cette fiction comme des témoins. Il y a évidemment son sens du cadre, mais aussi ce qu’il y a dedans. Soit l’actrice Zhao Tao, sa compagne, immense et bouleversante présence de son cinéma, dont on peut sérieusement se demander comment le jury cannois des frères Coen a pu passer à côté dans son palmarès, à moins d’avoir le cerveau envahi de fromage blanc.

 

Jia Zhangke filme la Chine et nous avec, loin du pouvoir de Pékin, du reste du cinéma mondial. Au-delà des montagnes est la lettre d’un cinéaste qui donne de ses dernières nouvelles. Elles sont plus tristes que d’habitude, plus mûres, et il est tout le temps question d’amour : «On a toujours l’impression de comprendre ses sentiments, mais on n’y arrive jamais. C’est la même question pour le cinéma. Avancer, c’est accepter de ne pas trouver de réponse.»

 

Libération / par Par Clément Ghys

Confession d’une enfant du siècle

 

La vie de Tao, personnage féminin d’Au-delà des montagnes, pourrait être celle de n’importe quelle héroïne de mélo. À l’orée du nouveau millénaire, elle danse et fête la promesse d’un monde nouveau avec ses deux amis d’enfance, à Fenyang, leur ville natale (qui est aussi celle du cinéaste). Les deux hommes sont aussi opposés que l’on puisse imaginer, quoique tous les deux amoureux de Tao. Zang, le plus entreprenant professionnellement, le sera aussi sentimentalement : il sommera la jeune femme de choisir. En quelques séquences et beaucoup d’ellipses, elle l’épousera (se détournant du prolétaire Lianzi), lui fera un fils unique qu’il choisira de prénommer Dollar, divorcera. Le mélodrame commencera dans l’acceptation de vivre séparée de son enfant pour lequel elle souhaite une vie meilleure (c’est à dire plus confortable matériellement), dût-elle se faire à Shanghai, auprès de son ex-mari. Après avoir vu mourir son père, vieil homme si discret qu’il s’efface sans un murmure dans son sommeil au milieu d’une gare, elle se résignera à être loin de son fils. En faisant ainsi interpréter à sa compagne et muse Zhao Tao le destin d’une femme sur trois époques distinctes, Jia Zhang-ke lui offre un rôle sublime, dans lequel elle prête son visage à la joie d’une jeunesse impétueuse avant de révéler la lassitude d’une résignation mélancolique. Sœur orientale des belles héroïnes de Douglas Sirk, elle rappelle avec quelle digne amertume Jane Wyman acceptait la dislocation du lien avec ses enfants dans Tout ce que le ciel permet. Toujours loyale et fidèle à ses sentiments passés, Tao offre une grosse somme d’argent à l’amoureux éconduit jadis, gravement malade après avoir travaillé toute sa vie dans les mines de charbon. Tout comme elle s’attache à confectionner avec soin des raviolis selon le rituel familial lors de la visite de son fils. Témoin d’un monde qui change, Tao n’en demeure pas moins la gardienne des valeurs immuables, celles qui restent quand « même les montagnes pourraient s’en aller », pour reprendre le titre original utilisé lors de la présentation cannoise du film. Car à travers ce destin jonché de renoncements, Tao n’incarne en fait rien moins qu’une allégorie de la Chine prise dans un tournant historique qui l’écartèle entre la fable vulgaire du néo-capitalisme et le respect impossible de traditions éternelles.

 

Selon les propos de Jia Zhang-ke, le projet d’Au-delà des montagnes est né d’essais de caméras numériques réalisés avec son chef opérateur Yu Lik-wai lors de plusieurs tournages précédents. Mettant en regard des rushes filmés avec des caméras différentes (la première caméra numérique du réalisateur au début des années 2000, puis une Arriflex Alexa), il a été frappé par la sensation que ces images semblaient être les témoins de mondes différents. C’est de cette confrontation entre des disparités techniques d’images qu’est parti le souhait de filmer une épopée en trois époques et trois esthétiques, cherchant une traduction visuelle aux changements brutaux de modes de vie qui ont parcouru la Chine en quelques décennies. Pourtant, par-dessus ce temps linéaire à l’esthétique changeante, ce que met en scène le ballet des personnages entre chez eux et le vaste monde, c’est surtout le conflit entre un temps immuable, celui où les « vieux amis sont comme la montagne et le fleuve », dicton volontiers cité par le cinéaste, et un temps linéaire qui croit au progrès du miracle économique. Ce sont surtout les objets qui témoignent de ces deux façons de voir la vie. Tao, qui s’adapte à ces deux modes, en est le point de contact : elle offre à un couple de jeune mariés un iPhone dernier cri, mais glissera dans la main de son fils la clé de sa maison, « afin qu’il puisse toujours rentrer chez lui ».

 

Au-delà des frontières

 

Presque rien ne nous sera raconté de la façon dont la jeunesse fin de siècle s’extrait du prolétariat pour mordre dans un capitalisme conquérant et sans frontière. C’est encore par les objets que s’exposera la réussite fulgurante de Zang, signes extérieurs de richesse accumulés et exponentiellement coûteux. Voiture, dans une époque ; iPad, appartement spacieux dans la suivante. Cet effet de métonymie culminera en Australie, quand il nous suffira de voir la multitude d’armes à feu rassemblées avec leurs munitions sur la table basse de l’appartement familial pour comprendre la nature mafieuse des affaires du père. Et pour imaginer de ce fait qu’elles sont à l’origine de sa fuite hors du continent. De même, les personnages secondaires sont juste esquissés, comme la belle-mère passagère de Dollar, que l’on entendra simplement, par pur snobisme, parler en anglais au jeune garçon par Skype. Autour de ce trio, l’histoire de la Chine s’écrit surtout par des départs et des retours à partir du point fixe qu’est Fenyang.

 

Go West : aucun des trois protagoniste ne se ralliera à l’injonction mi-conquérante, mi-ironique du tube de Pet Shop Boys qui ouvre et clôt le film. Ni Zhang qui fuit pour l’est, ni l’immobilisme de Tao. Pas plus que Lianzi qui parcourt le pays, courant après les fermetures successives des mines, ne revenant chez lui lorsqu’il est déjà trop tard et que la maladie l’a irrémédiablement atteint. Les flux migratoires étaient déjà au cœur dans les précédents films de Jia Zhang-ke, quoiqu’exclusivement intérieurs à la Chine. Devenus internationaux, ils disent à quel point l’horizon du monde s’est élargi pour les Chinois en l’espace de quelques décennies. Dans The World, l’ouverture au monde ne passait que par le fantasme des reconstitutions d’un parc d’attraction. Loin de ce rêve de copiste, le monde réel s’ouvre pour les personnages de la partie australienne futuriste qui se déploie alors dans le format large du CinemaScope. Jia Zhang-ke a en effet choisi de tourner chaque époque dans un grain d’image propre, mais aussi dans un format de projection spécifique. La fin de l’année 1999 de la première partie se fêtait dans un beau format carré 1.33 avant de laisser place au 1.85 de la période 2014. Mais si cette ouverture de l’espace du cadre se fait le symptôme d’un élargissement du monde, de l’espace habitable des Chinois entre 1999 et 2025, elle traduit aussi et surtout l’évolution de relations qui se distendent. Du surnombre du ménage à trois de la première partie, on passe au manque d’une cellule familiale délitée dans la dernière. Dollar est seul dans l’appartement familial, éloigné de son père au sein du cadre comme il l’est affectivement. Certes, cette partie australienne est empruntée, alourdie par des acteurs qui jouent assez faux, mais on ne peut s’empêcher d’avoir envie de lui pardonner ces maladresses puisque c’est justement de cela qu’elle traite : l’artificialité des relations dans une époque où l’on ne connait plus le nom de sa propre mère. L’anticipation n’est d’ailleurs pas représentée par Jia Zhang-ke comme une époque technologiquement plus avancée que la notre, mais plutôt comme une époque où la technologie a remplacé l’affectif.

 

Tandis qu’Au-delà des montagnes concourait en sélection officielle de la dernière édition du Festival de Cannes, Arnaud Desplechin présentait Trois souvenirs de ma jeunesse à la Quinzaine des Réalisateurs. En explorant trois souvenirs de son personnage fictif, Paul Dedalus, le réalisateur français offrait autant de réminiscences de son passé de cinéaste. Autour de trois genres qu’il a mis en scène par le passé, le film d’espionnage, la tragédie familiale, la chronique amoureuse, il offrait un condensé réflexif de son œuvre. On se plaît à voir ainsi, aujourd’hui, le film de Jia Zhang-ke. À travers ces trois segments qui nous donnent des nouvelles de la Chine, comme le cinéaste le fait maintenant régulièrement depuis quinze ans, on a envie de voir par-delà l’allégorie d’un pays en profonde mutation, trois souvenirs (dont une prémonition) du citoyen chinois en cinéaste.

 

Critikat / par  Raphaëlle Pireyre

Généalogie du film

Zhang-ke Jia explique que Au-delà des montagnes a eu un temps de maturation très long et vient en partie de séquences accumulées durant le tournage des films précédents du cinéaste : "Depuis 2001, lorsque j’ai eu ma première caméra numérique, mon chef opérateur Yu Lik-wai et moi avons beaucoup circulé, en filmant un peu au hasard. Nous avons tourné des images qui n’étaient pas exactement des tests, plutôt des notes, sans savoir ce qu’on en ferait. Il y a 4 ans, nous avons fait plus ou moins la même chose avec une nouvelle caméra, beaucoup plus perfectionnée, l’Arriflex Alexa. La mise en relation de ces deux ensembles d’images, à 10 ans d’intervalle, m’a donné l’idée du film. J’ai été frappé à quel point les images de 2001 me semblaient lointaines, comme venues d’un monde disparu. Je me suis demandé comment j’étais moi-même à cette époque, et si j’étais capable de renouer avec celui que j’ai été il y a si longtemps… dix ans qui semblent un gouffre."

La relation des sentiments avec le temps

"Quand on est jeune on ne pense pas à la vieillesse, quand on se marie on ne pense pas au divorce, quand on a ses parents on n’envisage pas qu’ils vont disparaître, quand on est en bonne santé on ne pense pas à la maladie, Mais à partir d’un certain âge, on entre dans ce processus, qui est celui du présent mais aussi de projections dans l’avenir", note Zhang-ke Jia, qui voit Au-delà des montagnes comme un film dont le sujet central est la relation des sentiments avec le temps. Cette angle fait écho avec son propre parcours puique le cinéaste né en 1970 qui a 45 ans maintenant est davantage sensible à ces questions liées à la temporalité qu'il ne l'était avant.

La ville de Fenyang

Si le film parcourt différents paysages, un point fixe demeure, celui de la petite ville provinciale de Fenyang, où vit le personnage de Tao. C'est aussi là que Zhang-ke Jia est né, a grandi et a tourné Xiao-wu, Platform et plus tard une partie du pessimiste A Touch of Sin. Il s'agit d'un point d'ancrage affectif puisque le cinéaste y a ses attaches, mais également esthétique et social propice au cinéma, la ville étant représentative de la vie en Chine.

Chansons populaires

Deux chansons jouent un rôle important dans le film, Go West des Pet Shop Boys et une chanson de variétés en cantonais intitulée Take Care. La première a été extrêmement populaire en Chine dans les années 90 à une époque où des discothèques ouvraient un peu partout et la seconde est un morceau peu connu de la chanteuse Sally Yeh, une star de la cantopop. Zhang-ke Jia explique : "La musique populaire m’a toujours beaucoup intéressé, ces chansons m’ont aidé à comprendre la vie et elles sont un très bon témoignage de la mentalité collective, elles racontent la société."

Deuxième chance

Shanghai Film Group est coproducteur de Au-delà des montagnes. Le studio avait perdu beaucoup d'argent du fait que A Touch of Sin n'était pas sorti en Chine mais il a néanmoins choisi d'accompagner à nouveau Zhang-ke Jia sur son nouveau film. Le metteur en scène espère qu'Au-delà des montagnes pourra permettre au studio de récupérer l’argent qu’il a perdu.

Entretien avec le réalisateur

Emigration, pollution, capitalisme triomphant… En suivant les trajectoires d'un trio amoureux et de sa descendance sur 25 ans, le réalisateur explore un monde en pleine mutation et les dégâts qu'elle cause chez les hommes.

 

Au siècle prochain, parions que les chercheurs qui voudront dénicher une allégorie juste des mutations de notre époque auront largement de quoi puiser dans l'œuvre de Jia Zhang-ke (1). Voilà deux décennies que ce cinéaste chinois représente son pays dans tous ses états, en reliant habilement destin collectif et destinées individuelles. Sélectionné en compétition au dernier Festival de Cannes, Mountains May Depart (rebaptisé Au-delà des montagnes) commence en 1999 à tracer les trajectoires d'une jeune femme de Fenyang et des deux hommes entre lesquels elle hésite. Trois personnages qui connaissent diverses fortunes et qu'on suit jusqu'en 2025.

 

Quelle est la traduction littérale du titre du film en chinois ?

Ce sont quatre caractères : montagne / cours d'eau / ancien / homme. Quatre caractères qui empruntent à l'ancienne Chine, à sa tradition littéraire, et qui expriment l'espace-temps, en association avec des amis de longue date. Pour schématiser, cela signifie que l'amitié restera toujours, au-delà des montagnes.

 

Comment est né le film ?

C'est venu lorsque je terminais A Touch of sin dont le thème de la violence était palpable, visible, facile à appréhender pour le spectateur. Je me rendais compte que les bouleversements de la société agissaient aussi de manière cachée sur les individus et qu'il y avait une violence extrême mais intériorisée, qui touchait aux sentiments. Dans plusieurs films, j'ai déjà montré des maisons en cours de destruction, des quartiers en ruine, puis leur transformation. J'ai réalisé qu'il se produisait la même chose sur le plan émotionnel entre les gens, dans leurs rapports, qu'il y avait une désagrégation souterraine de leurs liens. J'ai ressenti la nécessité de révéler ce monde intérieur, en procédant un peu comme un romancier. Je suis parti du désir de tout un chacun de construire quelque chose de stable et de durable, à partir d'une famille, d'un lieu géographique où s'installer. En fait, les mutations de société remettent tout ça en question, en créant une profonde instabilité et un isolement des individus. On ne s'en rend pas forcément compte au présent, c'est à l'épreuve du temps qu'on peut mesurer ces choses. Il me fallait donc élargir la temporalité, couvrir plusieurs décennies er anticiper.

 

Le film couvre trois périodes, 1999, 2014, 2025. Pourquoi celles-ci ?

Au début de l'écriture du scénario, je n'avais pas encore la période d'anticipation. Je savais que je voulais montrer le passé et le présent. J'ai voulu démarrer en 1999 parce que c'est une date charnière pour la Chine, juste avant Internet, le téléphone portable, la construction des autoroutes. Et lorsque j'ai envisagé la période contemporaine, j'ai ressenti le besoin d'avoir une troisième partie, celle de projection dans le futur, à cause de l'enfant, Dollar. Ce jeune enfant, confronté au divorce de ses parents et à l'émigration avec son père qui a obtenu sa garde, comment allait-il grandir, allait-il avoir son libre arbitre ? J'ai donc choisi 2025. La notion du temps qui passe est primordiale dans le film, mais la notion d'espace aussi. On vient tous d'une région et on est souvent amené à quitter cette région, pour une raison ou pour une autre. Ce pays natal est selon moi un jalon décisif pour comprendre les individus.

 

Le déracinement est un des thèmes du film ?

Ce qui m'intéressait, c'est cette sensation de flottement lié aux migrations. En Chine, on a connu une première vague d'émigration du Nord vers le Sud, de l'intérieur des terres vers la côte et les grandes villes, de gens à la recherche de travail et d'une vie meilleure. Maintenant, il existe une émigration vers l'étranger, pour une classe de gens en quête de sécurité. Dans le film par exemple, le père est obligé de partir parce qu'il a trempé dans des affaires de corruption, Je n'ai pas donné énormément d'informations là-dessus, sur son degré de corruption, mais on comprend ce qui le pousse à partir. Certains quittent la Chine en raison de la pollution devenue intenable, pour bénéficier d'un meilleur environnement, pour que les enfants profitent d'une meilleure éducation. Au-delà des montagnes ne traite pas pour autant de l'émigration ou de la globalisation. Son sujet, c'est plutôt l'individu loin de son pays natal. Qu'est-ce qui se produit et qui devient-on quand on est loin de ses amis, loin de ses habitudes alimentaires, loin de sa langue maternelle ?

 

La langue est ici un enjeu de conflit familial…

Beaucoup d'émigrés reconstituent ailleurs un univers, une communauté qui est la leur, en se coupant un peu du monde extérieur. Mais dans mon film, le père reproche à son fils de ne pas parler le chinois et ce dernier reproche à son père de ne pas parler l'anglais. Il est fréquent de voir des parents immigrés faire pression pour que leurs enfants s'intègrent à tout prix et qui, du coup, oublient leur langue maternelle. S'ajoute la réaction de rébellion de la jeunesse, qui fait exprès de se couper de la langue des parents pour revendiquer son autonomie.

 

Pourquoi avoir choisi l'Australie comme terre d'exil ?

Pour son impression de distance, d'éloignement. J'ai d'abord envisagé de tourner à Toronto. Mais ça me plaisait qu'il y ait un contraste, que l'Australie soit dans l'autre hémisphère. Lorsque Dollar est en tee-shirt, sa maman est en doudoune parce qu'il neige en Chine. Je voulais aussi une idée d'espace ouvert, sans beaucoup de monde.

 

Vos trois personnages ne connaissent pas la même destinée…

Quand j'ai fini ma première version, j'étais sidéré de voir que j'avais finalement écrit une histoire de triangle amoureux, avec des ressemblances malgré tout. A l'origine, les deux hommes viennent de la même province, du même milieu. L'un s'enrichit, rejoint une classe sociale privilégiée ; l'autre reste pauvre. Mais ce qu'on constate est troublant : quelque soit leur trajectoire, face à un pouvoir autoritaire, ils sont aussi fragiles et peuvent disparaître du jour au lendemain.

 

Avez-vous dansé vous-même sur le fameux Go West des Pet Shop Boys qu'on entend au début et à la fin du film ?

Bien sûr. C'était la chanson la plus diffusée dans les discothèques des années 90, notre seul divertissement à l'époque. C'est un souvenir commun à tous ceux de ma génération.

 

Visuellement, le film se transforme selon les époques ?

J'avais beaucoup de rushes, tournés au début des années 2000. En les regardant, j'ai eu envie de les intégrer à la fiction du film. Ce sont des scènes de fêtes de rue, de manifestations populaires, de discothèques ou de vues générales, comme celle des camions transportant du charbon qui s'enlisent. Ces images ont été tournées avec ma première caméra digitale numérique, le format était le 1/33. Avec notre chef opérateur on a décidé de le reprendre pour la première période et de le varier ensuite, avec un travail spécifique sur les couleurs à chaque fois. En 1999, il n'y avait pas encore de pollution, les couleurs étaient saturées. En 2014, on a opté pour l'aspect grisâtre. Et en 2025, c'est plus irréel, l'ambiance est davantage « plastique », blanche. L'évolution concerne aussi l'environnement humain : on commence avec des personnages dans un collectif, entourés de beaucoup de monde, puis la concentration d'individus s'estompe de plus en plus, jusqu'en 2025 où les protagonistes restent souvent seuls.

 

Que signifie ce crash d'avion dont Tao, l'héroïne, est témoin ?

Il n'existait pas dans mon premier scénario, je l'ai rajouté. Le film abordait tout ce à quoi l'individu est confronté dans la vie, l'évolution des sentiments dans un sens ou dans un autre, la confrontation de la maladie, la vieillesse, la mort. Et je me suis rendu compte qu'il manquait quelque chose : tout ce qui a trait à l'imprévu, facteur d'insécurité. Je l'ai matérialisé à travers ce crash d'avion. Cet épisode est lié à mon adolescence. Non loin de là où l'on habitait, il y avait un terrain militaire d'aviation. La Chine était alors en guerre avec le Vietnam, et, régulièrement, on apprenait que tel ou tel un camarade de classe venait de perdre son père, pilote, dans le conflit. Un autre imprévu du film, c'est la façon dont j'ai décidé de filmer la mort du père de Tao, comme s'il s'endormait, dans la salle d'attente de la gare. Pour moi, il faut accepter les évènements illogiques de la vie. J'ai rompu avec cette loi du cinéma qui exige qu'il y ait toujours une logique.

 

Dans la dernière séquence, on retrouve l'héroïne vieillie, dansant au milieu d'une friche. Quel sens lui donnez-vous ?

L'idée m'est venue de placer le personnage seul dans cet endroit vaste et nu, où j'étais venu prendre des photos. Ce jour-là, j'avais entendu au loin des haut-parleurs de la ville qui diffusaient une chanson que j'aimais beaucoup et qui avait réveillé en moi plein d'impressions. J'ai donc associé les deux expériences. Lorsqu'on est jeune, on est un peu naïf, ingénu. Au fur et à mesure qu'on avance et qu'on est confronté aux vicissitudes de la vie, notre monde se complexifie. Et durant la vieillesse, on retourne à une forme de simplicité et de naïveté, c'est ce qui arrive à Tao. Le film est d'abord une histoire de sentiments. Et les sentiments, cela englobe l'amour, mais aussi le désespoir, l'espoir, la haine, la solitude, le vide. Ce qui m'émeut dans le cas de Tao, durant ce plan final, c'est sa vitalité. A son âge avancé, elle a a encore le désir et la capacité à danser. Ses sentiments conservent la même force.

 

Pourquoi avoir vous attribué ce nom de Dollar au fils ?

C'est sorti de mon imaginaire. J'ai perçu autour moi l'émergence d'une classe de la société totalement avide d'argent. On en avait été privé par notre système pendant si longtemps, qu'au moment où on a pu s'enrichir il y a eu un engouement délirant pour toute une génération, capable aussi de se moquer d'elle-même. J'ai donc pu d'autant plus tourner en dérision ce phénomène. A Cannes, les médias chinois n'ont pas manqué de critiquer ce nom de Dollar et le conflit entre les deux amis en arguant du fait que j'avais été bien trop loin, puisque l'un menaçait l'autre de le supprimer. Il se trouve qu'au mois d'octobre, au moment de la sortie du film en Chine, dans ma province natale, un homme a tué le mari de son amante. Le même jour, les médias ont relaté l'arrestation pour corruption à Shanghai d'un fonctionnaire, qui avait donné à son fils le nom de Cash. Cela entrait soudain en résonance avec mon film et, tout d'un coup, il y a eu un total revirement dans la presse chinoise : ceux qui avaient été sceptiques ont dit que j'avais été visionnaire et que la réalité chinoise copiait dorénavant mon film.

 

Avant de passer au cinéma, vous avez été étudiant dans une école d'art. Continuez-vous de peindre ?

Je n'ai pas pris un pinceau depuis 1993. Ce n'est pas mon fort, la peinture. L'écriture, oui, davantage. Je suis plus doué pour ça. J'ai d'ailleurs déjà écrit plusieurs romans.

Etes-vous lié toujours à Fenyang et au Shanxi, votre province natale ?

Ma mère est avec moi à Pékin maintenant. Mais j'ai souvent l'occasion de retourner là-bas, j'y ai toujours mes amis et une partie de la famille. Et un appartement où je me sens bien. Quand j'y bois du thé, je me dis : mon centre du monde est ici.

 

Télérama par  Jacques Morice

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