Trois souvenirs de ma jeunesse

Critiques

Cette année à Cannes, deux géniteurs d’action heroes cultes viennent tremper leur mythologie dans un bain de jouvence. Le premier – on ne se lasse pas d’en parler – c’est bien sûr George Miller, qui offre à son Mad Max fétiche une renaissance doublée d’un retour aux sources (très profondes) du film d’action. Le second, c’est Trois souvenirs de ma jeunesse de Desplechin, préquelle plus confidentielle, mais non moins désirée par ses fanboys, des aventures de Paul Dédalus dans Comment je me suis disputé... (Ma vie sexuelle). À première vue, normalien sur la pente dépressive, palabreur hors pair, Dédalus n’a rien à faire à côté d’une innéité cinétique comme Max Rockatansky. Tout les oppose, or c’est justement ce qui les rassemble : l’un agit à la vitesse de la pensée, l’autre parle aussi vite qu’il cogite. Les deux mènent leur corps et leur vie à un train d’enfer, ils sont des aventuriers et des vengeurs – à leur manière. Le Dédalus de Comment je me suis disputé était un aventurier du langage, surmontant des épreuves difficiles et secourant in fine son amour de jeunesse : en perpétuelle quête de sens, il finissait par le trouver en changeant la vie d’Esther, la délivrant de son emprise à lui. Depuis vingt ans, le personnage n’a cessé d’incarner, à quiconque restait coi devant la célérité de ses élucubrations, un héroïsme sentimental. Qui parmi les intellos de la cour du lycée, n’a jamais rêvé de mouler son corps chétif dans le costume de Dédalus ? D’objecter son babil génial au règne des taiseux ? Deux décennies plus tard, la préquelle retourne aux racines du héros, donc de sa quête d’idéal ; lequel, chez Desplechin, cheminant sur les pentes de l’intime et de l’auto (biographique, fiction), ne pouvait manquer d’en passer par l’enfance, Roubaix, et bien sûr Esther.


Le crépuscule de l’idole


Quand le film s’ouvre sur Paul dans une chambre au Tadjikistan, il est contraint de quitter une amante que l’on devine plus affectée que lui. Son cœur n’est pas vraiment disponible, et sa tête est déjà en France où l’attend un poste important. Ainsi commence Trois souvenirs de ma jeunesse, à l’endroit exact où le héros de Comment je me suis disputé devrait logiquement se trouver : loin d’Esther. On se souvient qu’en quittant son amour de jeunesse, Paul trouvait enfin sa cause de héros : en même temps qu’il achevait sa thèse, il comprenait le sens de sa vie, d’avoir changé une femme, l’avoir rendue plus forte, meilleure, parce qu’il l’avait quitté. Sa mission sentimentale se soldait par l’abandon d’Esther ; d’où l’héroïsme tenace du personnage, si égoïste en apparence, qui se sacrifiait pour celle qu’il ne parvenait pas à ne plus aimer. Or, la beauté de ce volume deux est contenue dans l’ellipse qui le sépare du premier récit, laquelle nous fait comprendre dès l’entame que ce Dédalus plus mûr de vingt ans n’a plus grand-chose à voir avec le thésard qui devisait à livre ouvert. C’est le même corps mais plus lourd, sa démence verbale s’est tarie ; c’est un super-héros vieillissant, au seuil de son crépuscule. Il a depuis longtemps rempli sa mission, et son existence n’est qu’une errance sans quête, sinon celle (essentielle, c’est tout l’enjeu du combat final contre le traître) de venger la pureté de son amour pour Esther – et à travers lui l’enfance.


Pour autant, ce couchant n’est rien sans le chemin parcouru par Paul depuis le commencement. Le film marque ainsi des paliers entre les époques, les genres et les régimes (de la fiction, de l’autofiction), passant du fantastique – angoissant –, au film d’espionnage lycéen – enivrant –, avant d’approcher le cœur du projet : la rencontre, la liaison et la rupture avec Esther. Au dédale de la thèse, aux raids discursifs du héros et aux laïus de sa bande d’agrégés, précède – puisque c’en est la genèse – la toute-puissance du conte, de la bande dessinée, et de l’épistolaire. Après tout, quoi de plus normal que la matière livresque de Comment je me suis disputé (dans lequel les personnages, à commencer par Paul, parlent littéralement comme des livres) prenne racines dans les formes enfantines du roman ? C’est ainsi qu’après le conte de sorcière un peu ridicule, comme tout ce qui touche à la petite enfance chez Desplechin (qu’on se souvienne des deux fistons prodiges de Melvil Poupaud dans Un conte de Noël, agaçants d’insouciance au milieu du champ de bataille névrotique), surgit un flamboyant roman d’espionnage en Russie. Digne d’un « Tintin chez les Soviets », on y suit Paul, âgé de 16 ans, se défiler d’une visite scolaire pour confier son identité à un juif recherché, en plein climat de guerre froide. C’est l’occasion pour Desplechin de déployer son art du storytelling comme jamais ; lequel, enveloppé dans la brume d’un Saint-Pétersbourg de polar « Bibliothèque verte », combine l’allant d’un Spy Kids et la noirceur de La Sentinelle. À l’éducation intellectuelle que l’on redoutait, est préférée une pure jubilation romanesque, prologue à l’âme du film, du personnage et de la saga : son éducation sentimentale.


First class


Ce n’est qu’après ces préliminaires qu’Esther entre en scène. Épine dorsale des aventures de Paul, son apparition réellement troublante (rouge comme un fruit toxique, son air poupon lui confère un érotisme hors-la-loi – Lou Roy Lecollinet, dont c’est le premier rôle, y est très prometteuse) fait enfin entrer le film dans cette reconstitution de jeunesse promise par son titre. Projet casse-gueule s’il en est, sur lequel d’autres se sont brisé les dents, comme l’Assayas d’Après Mai ou le récent Eden de Mia Hansen-Løve, qui prenaient eux aussi appui sur leur jeunesse (on les croit) sans parvenir à descendre des cimes de leur prétention, au point d’être incapables d’en retrouver la saveur. Chez Desplechin, l’ensemble ne tient peut-être – en fait c’est presque sûr – qu’à l’histoire d’amour entre Esther et Paul, passage que ni Assayas, ni MHL n’ont sérieusement pris la peine d’aborder, et qui confère pourtant sa substance même à tout portrait de jeunesse qui se respecte. Rapidement, le chapitre « Esther » bascule dans l’épistolaire. C’est leur mode d’échange privilégié, déjà dans Comment je me suis disputé, la plus belle scène était une lettre lue face caméra par Emmanuelle Devos – l’Esther d’alors –, déconcertante de tendresse maternelle et de tension inhérente à l’artificialité du dispositif. Ici, la scène est reprise à l’identique, mais c’est Paul qui déclame face caméra. Plus qu’une correspondance à l’encre turquoise, la réciproque du plan révèle un lien d’initiation mutuel, et l’artificialité du procédé la profonde – et heureuse – aversion de Desplechin pour le naturalisme. Favorisant le prisme de l’imaginaire à celui de la reconstitution précautionneuse, peu lui importe la crédibilité du contexte (tout l’inverse d’Assayas, chez qui le récit dessinait moins la trajectoire originale d’un personnage, qu’il n’était prétexte à exhiber des vélosolex et des Quatre ailes), seules comptent les péripéties d’une initiation originale – dût-il en passer par tous les artifices de la thérapie.


Trois souvenirs de ma jeunesse trace un chemin de lettres et de mots, au bout duquel Paul, en aventurier freudien (il part à la recherche du sens de sa vie comme de l’Arche perdue), comprend que sa mission avait consisté à rendre Esther meilleure. C’est pourquoi, dans un combat final, Dédalus venge son idéal amoureux, et à travers lui l’enfant qu’il était. Sous ses airs de retour à la normale, de petite victoire réactionnaire sur la liberté d’un jeunesse prêteuse, c’est en réalité la défense d’un attachement absolu, pur comme le sont les amours d’enfants, que le super-héros triste et seul qu’il demeure au fond de lui – quoique faillible lui aussi – protège bec et ongles jusqu’à la fin. En deux films, Desplechin raconte le drame des amours de jeunesse à l’agonie, qui, pour achever la mue, doivent trancher les derniers fils d’attachement. L’inconnue de la névrose, posée dans Comment…, c’était son départ loin d’Esther, malgré l’amour indéchirable qui les liait toujours. Justicier vieillissant et solitaire, il est ce vieux briscard sentimental dont personne ne remarque les médailles, et dont le destin héroïque nous rappelle que la mission d’un amant, c’est d’améliorer la personne qu’on aime. Jubilatoire et fougueux, Trois souvenirs de ma jeunesse remonte ainsi le fil d’une mythologie (et d’un cinéma) que l’on croyait dépressive, mais dont le noir de ses racines n’est peut-être pas si noir que cela.


Critikat / Par Adrien Dénouette

Entretiens

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