Sud Eau Nord Déplacer

Note d’intention du réalisateur


L’état chinois à écrit un scénario-béton: le Nan Shui Bei Diao, une grille dictant et figeant toutes coordonnées, renversant les points cardinaux pour les accorder à leurs désirs. J’ai voulu aller à contre-courant de cette préfiguration - très concrètement et remontant le fleuve - et renverser à mon tour les perspectives: déjouer, contourner, en remodeler la géographie, accompagner et aller contre. Suivant un itinéraire balisé par le projet, il s’agissait de réinventer les chemins, de faire un film en marche. Bifurquer pour déborder le sujet, l’oublier, dériver pour le redéfinir; être ailleurs, comprendre quelle digression peut me ramener à sa source. 

Le caractère inhumain du Nan Shui Ben Diao émerge par la confrontation de situations quotidiennes (Un homme se baigne, un homme chante) aux pelleteuses imperturbables. S’il restitue la “réalité” du projet, Sud Eau Nord Déplacer n’est pas son commentaire. Le paysage m’a dirigé, le film s’y est adapté pour laisser émerger une histoire multiple issue du paysage, de ces accidents; des déplacements, passant radicalement du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest, de la neige au sable, des montagnes aux souterrains, émerge un territoire imaginaire en marge du grand projet. 


Le réalisateur

Antoine Boutet est un réalisateur et plasticien français. Il expose pendant dix ans ses vidéos et installations, fabrique d’un espace urbain traversée de labyrinthes à fourmis, de ponts et canaux impossibles, de sites touristiques murés. Aujourd’hui, ses films documentaires renouvellent son travail sur la transformation politique du paysage et s’attachent à recueillir les traces d’un futur incertain. Zone Of Initial Dilution (2006) sur le barrage des Trois-Gorges en Chine, et Le Plein Pays (2009), portrait d’un ermite en France, ont été primés dans de nombreux festivals. 

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Critique

Ces quatre mots, Sud, Eau, Nord, Déplacer, définissent le projet du gouvernement chinois dans sa totalité. L’idée de détourner les eaux des fleuves du sud pour irriguer le nord du pays paraît aussi simple en théorie que démente dans son application. Cette considération fonctionnaliste de la nature fascine et horrifie à la fois, et c’est justement en se nourrissant de ces émotions contradictoires que le film dévoile une ampleur tout à fait saisissante.


Mise au pas


Dans l’étourdissante première partie, la puissance des images laisse le souffle court. Alors que surgissent peu à peu les fondations de constructions gigantesques, tout devient géométrique, majestueux, et anxiogène à la fois. Au fil d’une succession de plans aux compositions de toute beauté et aux organisations d’une cohérence de plus en plus totalitaire, tout ce qui est courbe devient ligne droite, tout relief devient surface plane. Le territoire est quadrillé et remanié en profondeur, alors que sont déplacés selon les mêmes logiques les cours d’eau et les populations. Les hommes, libres d’entrer et de sortir du cadre dans un premier temps, s’apparentent de plus en plus à des automates qui mesurent, forent, et surveillent. Par un montage tout en collisions de textures et compressions du temps, le cinéaste parvient à transformer en expérience esthétique et émotionnelle l’implacable mise au pas d’un territoire.


Circulant à pied ou en voiture le long des immenses chantiers, Antoine Boutet cherche avant tout à saisir ce qui survit encore à ce dressage planifié de la nature, avant que tout ne soit englouti. La photographie, exceptionnelle, servie par des cadres témoignant d’une rare intuition, est tout au service de la confrontation entre la dimension spectaculaire de l’ouvrage et la place que les hommes tentent de conserver au sein de leurs constructions. Au fur et à mesure, le réalisateur laisse percevoir sa propre difficulté à trouver sa place, alors qu’il ne cesse de se heurter à des zones interdites d’accès et à d’infranchissables édifices. Cette impossibilité croissante à circuler révèle alors la présence physique du cinéaste, pris au piège d’un projet aux dimensions surhumaines. Pour autant, le regard de celui qui avait déjà filmé le chantier du barrage des Trois-Gorges dans son court-métrage Zone of Initial Dilution semble ne pas parvenir à se détourner de ce spectacle d’une grandeur autoproclamée prêt à tout écraser autour de lui pour mieux s’afficher au monde.


Spectacle de la puissance


Alors que le film semble sur le point de se calcifier sous ses plans fixes monumentaux, Antoine Boutet profite d’une invitation à se rapprocher pour s’infiltrer dans les lézardes du système. Il en parcourt alors les failles, part à la rencontre de ceux qui vivent à l’ombre des chantiers. Les impressionnants jeux d’échelle laissent la place à une nouvelle dimension à hauteur d’homme. Les chants, les récits, les prises de parole spontanées, sont autant d’appels d’air qui déroutent le réalisateur, désormais pris à parti. Le tremblement du système bien huilé du film paraît alors être celui du Parti Communiste Chinois. L’esthétique du projet se délite en même temps que son apparente perfection, jusqu’à une véritable déchirure laissant entrevoir toute la violence d’un conditionnement de la pensée qui s’abat encore aujourd’hui sur quiconque s’interrogerait à propos de la pertinence des choix du régime. L’image, devenue bien vivante, est saisie de tremblements. Et le réflexe de vouloir baisser la caméra se ressent, alors que le vrai visage de ce qui se cache derrière le vernis du Parti éclate en plein jour.


Cette fragilisation est une idée de construction qui fonctionne à merveille. Il est seulement regrettable qu’elle aboutisse à une reconsolidation quelque peu artificielle lors de la dernière partie du film. Cette coexistence d’émotions contraires naissant des procédés purement cinématographiques se retrouve ainsi lissée et ordonnée par la parole. Le film, trop long, aurait gagné à ne pas céder à cette clarification d’un positionnement politique qui n’avait pas besoin d’être formulé pour être identifié. La stupeur que l’on pouvait ressentir devant les dimensions du projet suffisait à reconstituer l’étau dans lequel se trouvent certainement nombre d’habitants des régions du sud, partagés entre ce qui peut apparaître comme une preuve supplémentaire de l’invincibilité du régime et les conséquences désastreuses qu’ils doivent subir dans leur vie quotidienne.


Malgré tout, dans sa superbe conclusion, Antoine Boutet retrouvera sa contemplation méditative, offrant par un pertinent jeu d’opposition un nouveau point de vue sur la folie qui nous a été donnée à voir précédemment. Les plus beaux moments de Sud Eau Nord Déplacer, et ils sont magnifiques, sont décidément ceux qui donnent à ressentir les contradictions de cette quête insensée d’uniformisation du monde, qui se voudrait guidée par la rationalité, alors que sa mise en œuvre nécessite des actions destructrices toujours plus irrationnelles.


Critikat / par  Adrien Mitterrand

Captivante remontée d’un fleuve chinois, où les riverains sont victimes d’un immense chantier national.

Les premières séquences du documentaire Sud Eau Nord Déplacer nous immergent dans une steppe postmoderne, un paysage désolé, filmé en plan fixe, envahi par un nuage gazeux, d’où émergent quelques figures humaines. On décèle un improbable passant ou une bétonneuse qui avance lentement. «Sud Eau Nord Déplacer» est la transcription littérale de Nan Shui Bei Diao, ce qui ne nous avance pas beaucoup mais qui, en mandarin, définit le plus gros projet de transfert d’eau au monde. Le chantier, à faire pâlir les pharaons, consiste à transférer les ressources hydrauliques du sud de la Chine, où elles abondent, vers le nord, en pénurie.

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Ogresque. L’idée a été lancée par Mao en 1952, et les travaux, démarrés en 2002, devraient s’achever en 2050. Le pouvoir chinois a non seulement le goût du gigantisme mais aussi celui du long terme. Un officiel assure que de multiples études de faisabilité ont été faites, qu’il s’agit seulement de ponctionner quelques milliards de mètres cubes d’eau dans un bassin surabondant.


De ce plan démentiel de détournement des fleuves décidé par une administration ogresque, le réalisateur, Antoine Boutet, a voulu, selon ses notes dans le dossier de presse, «aller à contre-courant de cette préfiguration - très concrètement en remontant le fleuve - et renverser à [son] tour les perspectives». Sud Eau Nord Déplacer est un lent voyage, saisissant par moments, sur l’enfouissement des humains par un super-Etat qui prétend leur bonheur. La caméra d’Antoine Boutet (auteur de Zone of Initial Dilution, sur le barrage des Trois-Gorges) fixe les slogans affichés en caractères géants sur le chantier et qui vantent les futurs accomplissements.


Le film est jalonné de longs plans séquence du chantier. On y voit une foreuse en pleine action, un canal vide, une ville inachevée habitée seulement par des grues. Le détachement de Boutet est celui de photographes comme les Allemands Thomas Demand ou Candida Höfer. Mais, à la différence des deux plasticiens, la dimension humaine ne cesse de prendre de l’importance au fil du film, d’abord silencieux puis rempli des paroles dénonciatrices de citoyens furieux. A la démence de Nan Shui Bei Diao, Antoine Boutet lui oppose des témoignages.


Chaleur. Cette parole, c’est celle des villageois déplacés, des opposants assignés à résidence ou emprisonnés pendant des décennies, d’une poétesse ou d’un blogueur opposant. Au cours de son voyage, la caméra de Boutet s’agite, se rapproche des hommes et des objets. En remontant les sources des fleuves, Sud Eau Nord Déplacer atterrit au Tibet. On arrive au dos d’un homme en mobylette qui parle des ravages causés par le projet. La caméra s’autorise alors une matérialité et une chaleur éloignée des plans cliniques des chantiers. Dans l’écrin tibétain, à la marge géographique du pays, Antoine Boutet filme un amoncellement de traditionnels drapeaux de prières comme une réponse aux meurtrières décisions du pouvoir central et à son ingénierie tueuse.


Libération / par Clément GHYS

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