Sayat Nova - La couleur de la grenade


À propos du film


Quel sera le destin du film désormais ? L’Arménie l’a projeté, a envoyé des

gens le voir. Je ne dirais pas qu’ils en ont compris le sens mais ils y sont

allés comme s’ils avaient quelque chose à célébrer (...) Toutes les couches de la

société se sont déplacées – elles retrouvent leurs racines dans le film. Ce n’est

pas le sujet ni les étapes obligées de la vie du poète qui forment le cœur de mon

scénario, mais les couleurs, les accessoires, les détails de la vie quotidienne qui

ont nourri sa poésie. J’ai essayé de montrer l’art qu’il y a dans la vie plutôt que de

montrer la vie qui est dans l’art. Pour donner à voir comment l’art se reflète dans

la vie. […] La structure du film est élémentaire : il était une fois l’enfance, il était

une fois la jeunesse, il était une fois l’amour, il était une fois le monastère, il était

une fois les tombes. Convoitée était une pierre, la prison était convoitée, le sein

convoité est célébré en vers, la rose est célébrée

en vers. Puis, il y eut la pensée : ma gorge est

sèche, je suis malade. Le poète meurt. Tout est

si simple, clair, suit le destin d’un grand poète,

un achough, un troubadour. »


Serguei Paradjanov

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Critiques

Il y a deux façons de présenter Sayat Nova, éblouissant apogée de la courte filmographie du Géorgien Sergueï Paradjanov (Sarkis Paradjanian), né de parents arméniens à Tbilissi en 1924, et mort en tournage d’un cancer à Erevan en 1990. Comme l’évocation libre de la vie d’un troubadour arménien du XVIIIe siècle (un « achough ») qui donne son nom au film, de son enfance passée parmi les livres à ses amours adolescentes, puis à sa réclusion mystique dans un couvent. Ou comme une grande collection d’objets, de couleurs, de formes, de corps, de postures, en une série majestueuse de plans-tableaux reliés entre eux par un langage secret, une mystérieuse liturgie.


Or, Sayat Nova n’est ni une biographie, ni une tapisserie vivante, comme on pourrait le croire, mais probablement le plus grand film jamais réalisé sur ce phénomène sacré qu’est l’inspiration artistique, faculté par laquelle le poète s’imprègne des mille matières du monde pour les restituer dans une vision qui les sublime et n’appartient qu’à lui.


Longue suite de persécutions

Faut-il rappeler que la première version, achevée en 1968, ne convint pas aux autorités soviétiques de tutelle, qui exigèrent un remontage plus narratif (confié au cinéaste Sergueï Youtkevitch) qu’ils rebaptisèrent La Couleur de la grenade ? Ceci ne fit qu’inaugurer la longue suite de persécutions qui poursuivrait Paradjanov jusqu’en 1985 : mise sous surveillance, incarcération en camp de travail, interdiction de tourner en studio. Ce rappel ne doit pas nous conforter par le folklore d’une censure révolue.


Est-on bien sûr que, de nos jours, dans notre culte actuel du storytelling, un film d’une telle singularité ne fût pas écarté par nos commissions de financement, au même motif d’une absence de narration ? C’est queSayat Nova reste, encore aujourd’hui, dans cette version d’origine restaurée par la Cinémathèque de Bologne et la Film Foundation, un souverain antidote à toute forme de convention cinématographique (du réalisme socialiste au réalisme social, elles n’ont pas tant changé), qu’il fait éclater en un élan d’expression primitive semblant provenir d’avant le cinéma et tout recommencer avec lui.


Plans-tableaux

Un temps d’avant le cinéma, c’est-à-dire d’avant l’illusion de réalité, d’avant la perspective, d’avant l’invention de ce « quatrième mur » de la représentation qui nous autorise à voir sans êtres vus. Ici, nous sommes vus, justement, par ces personnages, disons plutôt ces « figures », qui nous regardent droit dans les yeux, tout comme la dague, les fruits, les sceptres, les étoffes, les bijoux, semblent aussi nous dévisager, se lançant au-devant du regard dans toute leur nudité.


Car chez Pardjanov, les choses ne sont pas représentées, mais présentées, déposées au cœur du plan pour ce témoin qu’on appelle spectateur, à la façon des icônes, des miniatures, des enluminures, toute une picturalité médiévale qui concevait l’image non pas comme une fenêtre ouverte sur le monde, mais bien comme un présentoir, un autel, territoire allégorique et sédimenté de significations. Et pourtant, c’est bien un monde immémorial qui perce dans les plans-tableaux de Sayat Nova, celui d’une paysannerie (le battage du blé), d’un artisanat (les parents du poète teignant la laine), d’une vie monastique (les moines écrasant du pied le raisin dans de grandes cuves) d’avant la modernité.


Héritage culturel caucasien

Plus largement, le film se pense comme un grand recueil de l’héritage culturel caucasien (comme le souligne Erik Bullot dans son ouvrageSayat Nova, Yellow Now), une déclinaison de ses reliques, architectures (les monastères de Sanahine et d’Haghpat où il fut en partie tourné), ornements, mais aussi de ses chants, de ses costumes, de sa geste, le tout plongé ici comme dans un creuset. Paradjanov ne s’adonne pas pour autant à une reconstitution, mais bien à une exposition dans le mouvement, l’ensemble s’organisant autour du regard du poète dans une plasticité rituelle qui lui donne vie et beauté.


Dans cet univers, tout est rythme, rimes et harmoniques. Au son, rien n’est « parlant », comme ailleurs, mais bercé de boucles hypnotiques et solitaires, ouvrant un espace d’évocation obsessionnel et hallucinatoire (pics, frottements, souffles, incantations). Par moments, Paradjanov monte dans la foulée deux prises du même plan, comme pour faire rimer un geste avec lui-même. Magistrale et fascinante « découpe », prélevant un à un ses objets sur le réel pour en exhausser la matière en une sublime mosaïque et, par là même, la glorifier.

Le Monde / Par Mathieu Macheret



La ressortie (merci Capricci) du célèbre film de Paradjanov dans une copie numérique restaurée (et de toute beauté) n’est pas qu’une bonne nouvelle, c’est aussi celle que l’on attendait. Sayat Nova fait en effet partie de cette espèce de films qui doit périodiquement faire retour pour raviver une encoche qu’ils ont été seuls à placer. Ces films (sans héritiers autres que leurs spectateurs) appartiennent donc moins aux grandes dates de l’histoire du cinéma qu’aux petites fêtes d’un calendrier perpétuel : leur arrivée sans cesse recommencée agrandit d’un coup l’espace du cinéma présent et reconfigure la vision des films contemporains – comme un excellent danseur transformerait tous les invités d’un bal en cavalières.


Mathieu Macheret, il y a peu, terminait ici un bel article consacré à Mauritz Stiller sur ces mots plein d’esprits : « L’avenir du cinéma, c’est le cinéma muet. » Formule toute réaliste, puisque le cinéma n’est que l’art de faire revenir ce qui a été (même si ce passé a huit mois seulement), le plaisir perpétuel des premières fois sous l’auspice d’un recommencement invisible, où tout apparaît comme parfaitement présent.


Sayat Nova (gardons le titre original, ce nom propre du poète dont Paradjanov désire évoquer la vie) est ce film dont Serge Daney [1] disait qu’il venait de bien avant le cinéma, d’un improbable cinéma du Moyen-Âge qui serait miraculeusement revenu auprès de nous. Une plongée dans le passé, inséparable d’une innocence folle envers la représentation qui, vierge de toute influence, semble s’inventer pour la première fois. Plan après plan (ou scènes après scènes, c’est la même chose), le film accumule une suite de vignettes (dont il serait vain et même grossier de hasarder une description) d’une stupéfiante beauté : brillent à l’écran des objets souvent vus de loin et « mis en scène », très anciens, semblant très précieux, présentés par des personnages affables et muets, eux-mêmes vêtus des plus beaux atours. De l’époque du tournage, du dehors du film, il ne reste rien à l’écran (et fort heureusement, voudrait-on dire, vu comment ce dehors – l’URSS – a persécuté le film et son auteur [2]) et cette façon magnétique de faire du cinéma restera proportionnée au cadre interne, souverain du film. Mais la très grande singularité de l’art de Paradjanov qu’on aperçoit dans Sayat Nova, ce qui distingue ce film d’autres hapax filmiques (ou cinémas à un exemplaire), c’est son extraordinaire générosité envers le spectateur.


Donner à voir


Jamais un film ne nous aura donné une telle sensation de richesse. Et celle-ci, bien matérielle avant d’être sentimentale : le film ruine à lui seul tous les musées du monde. Les objets montrés sont non seulement superbes et rares, mais magnifiés par la simplicité (très sophistiquée, y compris techniquement) d’un dispositif qui ne vise, in fine, qu’à nous offrir à chaque plan le maximum de beauté sensible. À chaque nouvelle image, une nouvelle offrande, un marché disposé tout entier pour l’œil. Les scènes sont souvent lointaines, jamais en gros plan, déjà installées quand le plan a démarré ; et à chaque fois, c’est une nouvelle combinatoire, une procession de merveilles portées à notre regard et qui nous anoblit : nous spectateurs sommes dignes des plus puissants rois. Le cinéma a souvent étalé un luxe tapageur pour vêtir ses stars, peupler ses plans larges ou détruire ses décors, assimilant le rêve d’être ailleurs (ou d’être un autre) sinon à la violence du gâchis, du moins à un supplément visible qui fonctionnait (et fonctionne encore – par exemple avec les effets spéciaux) comme marque de richesse, mais marque excluante : « vous allez voir ce que vous n’avez pas ! »


Or Sayat Nova semble disposer toute cette mise en scène uniquement pour nous donner, par le miracle de la copie cinématographique, l’expérience quasi concrète de ces objets, en les mettant en mouvement et en nous montrant leur manipulation. Il y a quelque chose de bouleversant à sentir confusément que l’on ne désire pas un instant posséder ces objets personnellement ou fréquenter ces êtres légendaires, mais qu’on les veut pour soi dans le film [3] – qui, comme un écrin, est leur place naturelle.


Le film de Paradjanov exacerbe ce « troisième sens [4] » qui fascinait Roland Barthes dans les photogrammes (donc des images immobiles !) d’Ivan le Terrible d’Eisenstein. Un sens qui échappait à la rationalisation et à l’explication, qu’il se proposait d’appeler le « filmique ». Le déroulé du film de Paradjanov est proche d’une succession de « poses » et l’on gage que Barthes, qui goûtait peu le cinéma de la fluidité aurait apprécié et interprété au mieux ces poses renouvelées où brille partout l’« or du signifiant [5] » (autre belle expression barthésienne).


Sayat Nova, c’est la monnaie vivante. L’œil se doit d’être nu pour l’accueillir : Paradjanov fait l’art des pauvres. Ou du moins un art qui implique qu’on soit le plus pauvre possible – en idées reçues comme en vouloir-saisir – pour en goûter tous les fastes (il y a ici comme un versant chrétien du communisme).


Or l’art des pauvres (depuis longtemps) ce n’est plus le cinéma : c’est la publicité (sous toutes ses formes, y compris déguisées). Cédons à une provocation moins gratuite que soucieuse : Sayat Nova est aussi le génie du cinéma publicitaire, l’aboutissement à la fois éthique et esthétique de son idéologie – à savoir le remplacement de l’objet réel par son double spectaculaire au sein du médium où il est présenté, aussi bien que la constitution de sa valeur aux yeux du spectateur. Paradjanov invente une publicité idéale, débarrassée du souci de vendre quelque chose tant montrer suffit ; une publicité qui raccorde aussi à son sens premier, démocratique : publier, rendre (au) public. Au delà d’une instance de communication ou de propagande : une mise au jour.


C’est la face claire du film, le masque d’or de l’image. Mais, à l’autre bord, il y a ce qu’on entend, ces sons rajoutés qui ne sont pas enregistrés en même temps que les images (postsynchronisés) mais qui s’y prêtent : musiques, chants, quelques répétitions de phrases et des bruits choisis. Le son n’est pas ravissant comme l’image, il donne le là d’une présence réelle, il réalise l’image qui sans lui perdrait corps et basculerait hors de la sphère humaine. Si l’image nous fait plier sous le don, nous écrase de fascination, le son est ce qui nous redonne une conscience. À la fois adresse et vacarme, il équilibre aussi le sens donné pour nous concentrer sur l’expérience sensible plus que sur notre propre volonté de compréhension. Le son est en fait la vraie liturgie : obscure, sourde, pythique, bien plus sérieuse que l’image (qui a parfois de vrais instants de drôlerie) et qui plonge peut-être aussi plus sûrement qu’elle dans le temps (d’avant le cinéma) – en tout cas avec moins de médiation.


On aimerait que Sayat Nova et Paradjanov donnent naissance à d’autres films, et il est étonnant que dans notre société contemporaine où les musées font salle comble, le rétro ne cesse de revenir, le luxe hurle et la publicité nous suit partout, personne n’ait tenté une expérience de cet ordre qui ferait jouer à plein la générosité du médium filmique (la démultipliant, pourquoi pas, en 3D !) à travers des objets précieux ou des êtres très beaux. C’est qu’il faut aussi une sacré dose d’humilité pour réussir à faire de beaux plans et beaucoup moins pour les belles images et les beaux numéros (d’auteur, d’acteur). Certains s’y essaient : on peut penser à Sokourov et l’opulence de son Arche russe (mais le dispositif est un peu trop virtuose) ou les Straub/Huillet avec le cordeau tiré de leur Cézanne ou leur Visite au Louvre (humilité oui, mais il s’agit ici de mettre en rapport lignes intellectuelles et couleurs sensibles, et non de montrer du beau). Cependant, il serait bien intéressant que l’hypothèse publicitaire du monde soit un jour prise au sérieux plutôt qu’avec un mépris vague. Car pendant ce temps, refoulée, elle fait retour par touches dans les films – même les moins soupçonnables. Penser : « l’avenir de la publicité, c’est le cinéma » est peut-être le meilleur moyen de l’exorciser.

Critikat / par  Pierre Eugène

Censure

Le film Sayat Nova de Sergei Parajanov fut censuré en 1968 car il avait été tourné en dialecte houtsoul (des Carpates ukrainiennes) et non doublé en russe. Rapidement retiré des écrans, il bénéficia tout de même trois ans plus tard, d'un remontage réalisé par le cinéaste, qui coupa à nouveau de nombreuses scènes et le renomma "Couleur de la grenade". Son documentaire sur les coulisses du tournage fut également censuré en 1969. Il existe une copie du film non-censuré dans les archives de la société Armenfilms. 

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