Les habitants

de Raymond Depardon

Synopsis

Raymond Depardon part à la rencontre des Français pour les écouter parler. De Charleville-Mézières à Nice, de Sète à Cherbourg, il invite des gens rencontrés dans la rue à poursuivre leur conversation devant nous, sans contraintes en toute liberté.

Paroles de Raymond Depardon

Début 2015, Claudine et moi allions repartir pour des repérages d’un nouveau film dans le désert du Tchad. Mais, compte tenu des événements tragiques en France et en Afrique, nous avons préféré le reporter et nous consacrer à donner la parole aux Français. C’est ainsi que nous avons démarré la production du film Les Habitants.

 

L’idée du film m’était venue quand j’avais photographié la France de 2004 à 2010. J’avais pris beaucoup de plaisir à écouter des conversations dans la rue et je m’étais dit qu’il fallait absolument filmer ces échanges, mais pas n’importe comment. Il fallait que je crée un dispositif pour donner une unité de regard sur tout le territoire, comme dans mon travail avec la chambre photographique, lourde et encombrante, qui m’oblige à faire toujours le même cadre. La solution fut de transformer une petite caravane toute simple en studio ambulant, de l’installer à proximité des lieux de passage, au plus près des gens de la rue, et de les filmer dans toute la France. Nous accostions des gens déjà en train de discuter et leur demandions s’ils étaient disponibles une demi-heure, pour parler devant la caméra des sujets qui les motivaient, les préoccupaient ou les enthousiasmaient.

 

Pendant qu’ils poursuivaient leurs conversations à l’intérieur de la caravane, isolés des regards et des bruits extérieurs, assis face à face sur des tabourets de chaque côté d’une petite table, avec entre eux une large fenêtre sur la rue, je les filmais de profil. Le principe était de ne surtout pas leur poser de questions, de les mettre à l’aise, de les rassurer, puis de disparaître de leur vue derrière une cloison afin de les laisser parler tranquillement. L’équipe technique devait aller vite, mais eux pouvaient prendre tout leur temps. La caravane n’était pas luxueuse, juste confortable et lumineuse. Les «couples» étaient très à l’aise. Cela dépassait mes espérances! C’était incroyable! Très vite ils nous oubliaient et abordaient très naturellement leurs préoccupations. Leur langage était imagé et révélait beaucoup de choses sur leurs conditions de vie…

J’ai choisi une quinzaine de villes réparties sur toute la France. Des villes moyennes, comme Charleville-Mézières ou Saint-Nazaire, des grandes villes comme Bayonne ou Nice, ainsi qu’une ville en banlieue parisienne, Villeneuve-Saint-Georges. Je connaissais certaines d’entre elles, mais pas toutes. J’avais un bon pressentiment. Nous étions auprintemps, le temps était doux, les gens flânaient dans la rue. Ce fut un beau voyage de mai à juillet. Je cherchais une France du «centre», des gens qui travaillent, qui passent leur bac, qui se marient, qui divorcent, qui votent, je voulais offrir une image des villes lumineuse et colorée telles qu’elles sont aujourd’hui. Nous ne restions pas plus de trois jours dans chaque ville. Nous filmions entre cinq à dix « couples » par étape. J’ai tourné en argentique avec ma caméra 35mm Aaton Penelope, équipée d’un objectif Schneider 25mm. Claudine a installé plusieurs micros à l’intérieur et à l’extérieur de la caravane pour restituer les infimes différences des voix et les ambiances des différents décors. Nous avons filmé quatre-vingt-dix «couples», soit cent quatre-vingts personnes. La caméra ne les intimidait pas, isolés des bruits et des regards extérieurs avec beaucoup de naturel et de douceur ils m’ont raconté des bouts de leur vie, des histoires d’amours.

J’ai monté le film de façon intuitive et impressionniste pour restituer cette parole libre, impossible à inventer. La grande surprise est venue des femmes qui ont une analyse très sûre de leur situation et expriment clairement une colère que l’on n’entend pas souvent. Une fois le montage des séquences finalisé, Alexandre Desplat a composé une musique originale très inspirée pour les plans des routes de France. Les dialogues que l’on trouve dans Les Habitants ont une puissance inégalée, quelques expressions continuent à résonner longtemps après: «C’est pas dur, c’est la guerre!», «Trop de sentiment bébé!», «T’es pas tout seul, t’as moi, t’as ton frère!»….

 

Raymond Depardon

Clamart, janvier 2016 in Dossier de presse

Dossier de presse en téléchargement

Dossier de presse - Les habitants
leshabitants_dp.pdf
Document Adobe Acrobat 2.1 MB

Critiques

Les Habitants

 

Raymond Depardon raconte que l’idée des Habitants lui est venue suite aux attentats de Paris de janvier 2015. « Il fallait partir filmer en France » déclare-t-il. Énoncée ainsi, cette envie de réponse à un traumatisme n’était pas des plus rassurantes, même de la part de Depardon. Planait en effet le risque d’un immense micro-trottoir à propos d’événements abondamment commentés, la bande annonce promettant une bonne humeur fédératrice, et les affiches un film « cocasse ». On peut en effet s’arrêter à cette première lecture. Mais à l’image de cet immuable cadrage fixe paraissant bien plat de prime abord, Les Habitants est un film qui invite au sein de son apparente simplicité à une exploration du monde invisible qu’est une conversation.

Errer

Le dispositif est systématique : aux petites routes de campagne que Depardon arpente, succède la présentation du lieu où s’arrête la caravane pour un temps. Abordés quelques minutes plus tôt dans la rue ou dans un café, des passants acceptent alors d’y entrer pour poursuivre leur conversation sous l’œil de la caméra. Deux par deux, les interlocuteurs sont placés au premier plan d’un jeu de surcadrages auquel le format Scope se prête à merveille. La vitre derrière eux, ouvrant sur un lieu anodin (parkings, allées, petites places…), participe à une étonnante composition mélangeant « extérieur » et « intérieur » qui permet aux hasards des petits événements de la rue de s’immiscer dans la conversation. Loin de distraire l’attention (il ne se passe rien de bien étonnant), ces mouvements créent un tableau changeant, et la traversée du champ par un couple et un enfant, la marche arrière d’une voiture, ou même l’immobilité des lieux deviennent sources d’émotion et de sens, dans un étonnant aller-retour entre ce qui est dit dedans, et les mouvements silencieux de dehors. Ces liens sont évidemment tissés par le spectateur lui-même, libre de se concentrer sur les expressions des locuteurs, ou de vagabonder dans cet espace ouvert. C’est ainsi que, pour bien la connaître et l’avoir placée plusieurs fois au cœur de son travail, Depardon semble nous convier une nouvelle fois à l’errance.

 

En effet dès le premier long plan en travelling suivant la caravane où se dérouleront les entretiens, il nous accompagne de sa voix-off pour insister sur la seule chose qu’il sait, à savoir qu’il ne sait pas ce qu’il cherche. Comme à son habitude, il parle à la première personne du singulier (voir le dossier « Depardon cinéaste »), même s’il restera cette fois silencieux par la suite. Dans son ouvrage sobrement intitulé Errance [1], il notait que se nicheraient de grandes vérités au sein de ce qu’il qualifie « d’espaces intermédiaires », à condition que l’on soit dans l’état approprié pour les y distinguer. Il reprenait alors les mots d’Alexandre Laumonier, tandis qu’il cherchait ce que pouvait apporter l’errance au photographe : « À l’espace intermédiaire correspond en fait un temps intermédiaire, une temporalité que l’on pourrait qualifier de flottante. Ce temps flottant est le temps du regard sur l’histoire, où l’errant s’interroge sur le passé en même temps qu’il réfléchit sur son futur proche. » [2] Il est certes question dans cet extrait du sens premier de l’errance, celui d’une marche sans but précis. Mais à bien regarder Les Habitants, on retrouve une approche similaire, et ce à deux niveaux : la sienne tout d’abord (il prend plus ou moins les gens au hasard des rencontres), et celle du regard du spectateur. Cette succession de conversations tournant autour de sujets très immédiats, très quotidiens, se retrouve de ce fait reliée à une certaine Histoire par sa dimension « nationale », sans que l’on sache vraiment en quoi – comme une photographie dont on sait qu’elle est pertinente pour témoigner de son époque alors que ce qui nous pousse à ce constat ne nous apparaît pas de manière évidente. Plongés alors dans ce « temps flottant » qui règne dans le cocon constitué par la caravane, nous écoutons.

Habiter

De quoi parle-t-on dans cette caravane en présence d’une caméra ? La question est piégeuse, tant l’on serait tentés de voir dans cette succession d’interlocuteurs un panel au sens sociologique du terme destiné à « faire dire quelque chose aux Français ». Vu sous cet angle, le film trouve alors bien vite ses limites, car il ne « se dit » pas grand chose dans cette caravane, hormis quelques passages plus spectaculaires du fait du sujet abordé. Mais il faut noter que Depardon ne propose pas au départ d’objet de recherche, si ce n’est l’échange de parole lui-même et ce qu’il peut donner à ressentir chez celui qui en est témoin. Il insiste à ce propos sur l’écoute des accents et des manières de s’exprimer. Il s’agirait dès lors de considérer que la parole soit ici enregistrée pour générer un de ces espaces intermédiaires au sein duquel il ne s’agirait pas seulement de se limiter à une recherche d’informations. Car un échange de paroles, même observé et écouté avec bienveillance, révèle tout un univers partagé aux profondeurs insondables.

 

Ainsi, si Les Habitants ne peut être considéré comme une simple œuvre de réconciliation, c’est que qu’il nous plonge bien souvent dans des zones grises. Il y est souvent question d’interactions difficiles avec les autres, par exemple au sein d’un couple, mais aussi entre générations, entre cultures, entre époques ou classes sociales. Habilement, Depardon nous laisse le choix de l’empathie ou de la distance envers ceux que l’on écoute, et il n’est pas rare de passer d’un sentiment à l’autre à propos d’une seule et même personne. Pour autant, quiconque voudrait se positionner moralement face à ce qui se joue se heurterait au fil de l’avancée du film à des situations de moins en moins évidentes. Que ce soit dans le cas du machisme, du racisme, de la violence symbolique, les occasions ne manquent pourtant pas, mais se dessinent en même temps des crispations liées à une peur commune : celle de perdre le contact, de se retrouver isolé. Si cette même année, Wiseman filmait une parole liant les citoyens entre eux au sein d’un quartier considéré comme l’unité première de la démocratie (In Jackson Heights), Depardon nous dévoile à l’inverse des habitants bien incapables d’entraver (ou au moins de ralentir) l’atomisation du lien social. Mais rien n’est perdu, puisque ces conversations ont lieu. Peut-être que la plus grande pertinence de Depardon est d’ailleurs d’avoir choisi de se situer à cette échelle minuscule, au niveau de la véritable unité première d’une démocratie, celle d’un échange entre deux personnes. Il révèle alors cette contradiction entre ce que l’on appelle « Les Français », et la réalité mouvante et insondable de millions de citoyens qui tentent de cohabiter.

 

Si Journal de France, son précédent film, dégageait un parfum d’œuvre de fin de carrière tendant à l’autocélébration, on retrouve dans Les Habitants un appétit : celui de capturer les « temps faibles », ceux que Depardon a toujours cherché à travailler. Malgré une omniprésente tendresse (quelque peu gonflée artificiellement par la musique sautillante d’Alexandre Desplat) et une fin en apparence souriante, Les Habitants marque ainsi du fait que l’impression d’évidence qui le précède se voit peu à peu effacée par le trouble inattendu qu’il laisse dans son sillage. Et l’on se dit que l’action d’« habiter » ne peut en effet pas se résumer par la simple occupation d’un lieu, qu’il il s’agit bel et bien de quelque chose de plus profond, visant à définir sa place parmi les autres. Paradoxalement, l’errance encourage alors ici une question essentielle sur cet état d’habitant, le véritable cœur de la démarche ne visant « ni le voyage ni la promenade, etc. Mais bien qu’est ce que je fais là ? ».

 

LES ESPACES INTERMEDIAIRES, par Adrien Mitterand

Critikat.com

26 Avril 2016

Dossier : Depardon Cinéaste

Newsletter

Recevez la programmation du cinéma chaque lundi ainsi que des informations sur nos événements.

Note : veuillez remplir les champs marqués d'un *.

Cinéma Le Vagabond

3 Bis Bd de la république

10200 Bar sur Aube

Tél : 03.25.27.99.30