KAILI BLUES

de Bi Gan

Synopsis

Kaili est une ville de la province montagneuse du Guizhou, au sud de la Chine, foyer de l’ethnie minoritaire Miao. Le jeune réalisateur Bi Gan y a grandi et s’y est fait la main en filmant des mariages, maîtrisant cet art au point d’en devenir une célébrité locale. Amateur de rythmes lents, il suivait dans un mouvement fluide la circulation des mariés parmi leurs invités, ému par la beauté rêveuse de ces longs plans ininterrompus. Cette précoce marque de fabrique est pour beaucoup dans le pouvoir hypnotique de son stupéfiant premier long-métrage, qui nous entraîne dans une ronde mystérieuse à la découverte de Kaili. Chen (interprété par l’oncle de Bi Gan), y partage une officine médicale avec une femme âgée. Celle-ci apprenant que son ancien amant est sur son lit de mort, demande à Chen de lui apporter en son nom quelques souvenirs de leur passé. Chen, qui comptait justement partir à la recherche de son neveu Weiwei, abandonné par son frère, prend alors la route. Construisant un regard poétique inspiré, à la fois doux et perçant, le film se tient sur le fil d’un monde dont on ne sait si la matière est la chair des vivants ou le faisceau des mirages.

 

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Critiques

Dans son premier film, le Chinois Bi Gan éblouit par sa virtuosité, explorant territoire magique et vertiges temporels. Une révélation.

 

 

On aimerait parfois pouvoir être impoli. Se tourner vers ses voisins au milieu de la projection d’un film, comme par exemple au mitan de Kaili Blues, ébouriffant premier long métrage du Chinois Bi Gan, 26 ans, révélé au festival de Locarno l’été dernier. On leur demanderait si l’on ne se trompe pas, si la caméra de cet ovni nous enjoint bien de la suivre, sans discontinuer, depuis plus d’une demi-heure, au cours d’un envoûtant plan séquence dont la virtuosité n’a d’égal que la nuageuse légèreté et qui nous promène à travers la campagne du sud-ouest tropical de la Chine. Entre Kaili et Zhenyuan, sur les traces d’un héros à la recherche d’un petit garçon, sur les traces aussi de musiciens de l’ethnie Miao, derniers maîtres de l’orgue à bouche lusheng.

 

La caméra sinue le long de rizières, dans les ruelles d’un petit bourg, traverse une rivière et monte jusqu’aux cieux, nous sommant de nous envoler avec elle - et nous de la suivre, avec la ferveur d’aveugles venant de recouvrir la vue, car cela fait bien longtemps qu’un tel dispositif, que de tels cadres, sons et plans ne nous avaient parus aussi enthousiasmants.

 

Mais peut-être est-ce injuste de commencer avec cette prouesse technique. Car Kaili Blues n’est en rien une démonstration de force, sinon poétique. C’est avant tout une magnifique méditation sur le temps qui passe et sur ce que peut en faire le cinéma, comment il le tord et le malaxe, et semble toujours trouver de nouvelles manières de le remonter. L’intrigue se résume à une poignée de lignes, de celles qui chauffent les meilleurs polars et les plus connues des tragédies grecques, mettant en scène deux frères rivaux évoluant dans une sorte de sous-monde de la périphérie tropicale chinoise. Pour sommaire qu’il soit, l’argument est infiniment délayé, rajoutant couche après couche à l’histoire de l’un des deux frères, Chen (Feiyang Luo), ancien gangster passé par une prison qui a tout d’un bagne, devenu médecin dans un dispensaire crasseux de Kaili, où la population semble atteinte d’un mal qui la fait tousser et nécessiter transfusions et ventouses. Chen tient à honorer une promesse faite à sa mère avant qu’elle ne meure, ce qui l’envoie sur les routes du Guizhou à la recherche de son neveu Weiwei. Il est aussi question d’horloges et de montres, dont les motifs reviennent avec une insistance digne d’un conte pour enfants, et d’un «homme sauvage» légèrement menaçant, mais somme toute pas si inquiétant, en regard de la réelle violence sociale qui habite l’arrière-fond de toute l’histoire.

 

«On ne peut retenir la pensée passée, ni garder la pensée présente ni saisir la pensée future», nous apprend le Sutra du diamant, qui s’inscrit à l’écran dans les premières minutes du film. Tout ce qui va suivre en sera la démonstration, la première partie de Kaili Blues, constellée de petits éclats réfléchissants, rétroviseurs où se déroule l’action, boules à facettes suspendues dans des endroits incongrus, surfaces mouillées par la pluie, venant tout à la fois appuyer l’effet de kaléidoscope et donner la marche à suivre pour le reste du trajet : se laisser désorienter et accueillir chaque trouvaille avec émerveillement, y compris lorsqu’un train se met à circuler sur un mur.

 

L’eau est partout présente, dans une rivière où voguent deux petits chaussons, dans un aquarium d’eau sale où croupissent des tortues, dans la pluie qui suinte jusqu’à l’intérieur des maisons et tombe sur une table à la surface couleur de rubis : ça glisse, ça coule, on flotte, et l’effet de bain amniotique est renforcé par les lieux clos et sombres qui forment l’essentiel du décor et par les bruits de fond incessants (télé allumée, radiocassette qui crachote, rumeur de la ville au loin).

 

Lorsqu’arrive enfin le mouvement, à scooter, en train, en voiture, et que ces vagabondages sont bercés par des vers ou de la musique, l’infini sentiment de liberté éprouvé vient nous rappeler qu’il est peu de spectacles aussi réjouissants que celui offert par une caméra lancée à pleine vitesse dans un paysage. Cheminant sur les routes miteuses, Chen fait des rencontres, un poivrot au volant d’une carcasse de camion à l’arrêt, un jeune qui pourrait être l’incarnation future de Weiwei. Et surtout une Anna Karina version 2016, la pimpante Yue Guo virevoltant dans sa jupe jaune, dont le personnage ambitionne de devenir guide touristique à Kaili et annone studieusement ses miscellanées géographiques («Kaili est bordée à l’Est par Taijian…»), alors que cela fait un bon moment qu’on ne sait plus où l’on est, ni quelle heure il est.

 

Tous les mystères seront finalement éclaircis sans que jamais ne se dissipe la brume karmique enveloppant l’ensemble, nous renvoyant titubant dans le monde, shootés à la poésie radicale et sensuelle de ce sutra d’une nouvelle ère.

 

Libération / par Elisabeth Franck-Dumas

Plan-séquence

 

 

Kaili Blues comprend une scène en plan-séquence de 41 minutes de traversée d'un village qui a été tournée avec un appareil photo 5d3. Le plan a été filmé par le directeur de la photographie, juché sur une moto, afin de mieux suivre les acteurs. Gan Bi a tenu à filmer un vrai plan-séquence et ne pas en donner l'illusion grâce au numérique afin de coller au plus près de son approche philosophique : "J’ai demandé au chef-opérateur et au perchman de s’asseoir sur deux motos et de suivre un parcours précis. Je n’ai pas utilisé de grue. Je pensais que la caméra devait suivre le personnage avec souplesse et parfois se promener seule aussi. (...) Mon équipe m’a suggéré de tourner le plan en plusieurs parties et de les relier en post-production, comme ce qui a été fait dans Birdman. Mais je ne voulais pas que la réussite de la séquence repose sur la technique, il me semblait essentiel d’éprouver la temporalité du lieu et des personnages", explique le metteur en scène.

Entretien avec le réalisateur

Récompensé au Festival des 3 Continents à Nantes par la Montgolfière d’or, Bi Gan a passé quelques jours à Paris avant de présenter son premier long métrage au Festival Entrevues de Belfort. Kaili Blues décrit la dérive troublante d’une ville fantôme à une autre et de la réalité au rêve. Le jeune cinéaste chinois de 26 ans est revenu pour nous sur l’élaboration de ce film où il affiche un goût de la performance technique (la dernière partie du film comporte un plan-séquence virtuose de quarante minutes) et un attachement viscéral à la province du Guizhou dans laquelle il a grandi. Comme si une imparable maîtrise technique et le souci constant de travailler un matériau ancré dans le réel des personnes, objets et situations filmées constituaient la meilleure voie pour accéder à l’onirisme.

 

Que signifie pour vous le fait de présenter votre film devant le public des festivals européens : Locarno et Les Trois Continents à Nantes où vous avez été primé, et enfin Belfort ?

 

C’est agréable de montrer le film, et je suis heureux des prix que j’ai reçus à Locarno et à Nantes. Lorsque nous avons projeté Kaili Blues sur la Piazza de Locarno, devant mille spectateurs, mon acteur m’a dit que le film lui donnait l’impression de se réveiller d’un long sommeil. Il comprenait enfin son importance et ce que cela signifiait de l’avoir tourné. Mais ce qui compte, c’est surtout de me remettre au prochain film qui est déjà en cours d’écriture. Je reprend les mêmes personnages, mais en faisant cette fois évoluer leurs relations dans une nouvelle direction.

 

Est-ce que votre volonté n’était pas précisément que le spectateur ait le sentiment en sortant du film d’émerger un peu assoupi d’un long voyage ?

 

En Chine, on ne peut pas dire que le road-movie existe, mais c’est une forme qui m’est très proche et que j’avais envie de transformer en me détachant de la partie réaliste pour aller vers quelque chose de plus mental.

 

Dans le road-movie américain, le voyage physique permet aux personnages d’accomplir aussi un voyage intérieur, un apprentissage. Dans Kaili Blues, se déplacer au sein de la province du Guizhou semble être l’occasion de voyager également dans le temps.

 

Oui, aux États Unis, le voyage sur la route est en effet une donnée culturelle très forte, ce qui n’est pas le cas en Chine. Je voulais que le voyage porte davantage sur le passage entre le réel et l’onirique.

 

Est-ce que la production du film a été facile à mettre en place ?

 

Cela a été assez difficile, mais j’ai eu beaucoup de chance : le film a été tourné avec très peu d’argent, 20 000 yuans [1] au départ, qui provenaient exclusivement de mes proches que j’ai impliqués dans le film également en les faisant jouer. L’équipe technique est composée d’amis d’école et de personnes que je connais personnellement. Au fil du tournage, mon professeur et son entourage donnaient 1 000 yuans par ci par là. En montrant le matériau filmé, j’ai obtenu le soutien du China Film International entre autres, mais tout cet argent est arrivé après tournage, au moment de la post-production. Je n’osais pas avouer que j’avais si peu de moyens, j’avais peur qu’on me prenne pour un fou. Le budget final a atteint les 100 000 yuans [2].

 

Comment avez-vous convaincu ces non-acteurs de tourner et comment les avez-vous dirigés ?

 

J’ai fait appel uniquement à des membres de ma famille ou à des connaissances auxquels j’ai fourni un faux scénario. Mais je les avais déjà fait tourner dans mes courts métrages, et là, j’ai eu envie d’explorer de nouvelles relations entre eux. Quand le petit garçon et Chen Seng se sont rencontrés avant le tournage, ils ont commencé à se familiariser l’un avec l’autre, à s’envoyer des textos. Je leur ai tout de suite demandé d’arrêter, car je souhaitais que leur relation à l’écran soit assez distante. Je m’aide de ce que je connais des gens pour écrire, ce qui rend la direction d’acteur plus facile.

 

Pourquoi avoir choisi de tourner dans la région du Guizhou ?

 

C’est ma région natale, donc j’ai besoin de ressentir cet air-là, de me nourrir de ces atmosphères, de ces paysages pour être efficace. À ce stade de mon travail, je ne me sens pas assez professionnel pour tourner ailleurs. Si je devais tourner en France, par exemple, j’imagine que je ne me sentirais pas bien, je ne mangerais pas ce que j’aime, je ne verrais pas ce que j’ai besoin de voir… je serais incapable de me sentir assez bien pour tourner.

 

Vous représentez la ville de Kaili et le village de Dangmai comme des lieux fantômes. Se sont-ils réellement dépeuplés ou ont-ils dépéri économiquement ?

 

La mondialisation atteint cette région de la Chine comme les autres et il est difficile d’en reconnaître la nature profonde.

 

Il y a peu d’action dans Kaili Blues et elle passe essentiellement par les mots : les poèmes, les récits de souvenirs, les chansons.

 

Je souhaitais que le dialogue entre les personnages soit conforme à ce qu’ils pourraient se dire dans la vie, et que cela ne ressemble surtout pas à de l’« acting » d’acteurs professionnels. Je considère que le cinéma peut être une autre forme de poésie. J’ai utilisé des poèmes que j’ai écrits par le passé, mais aussi ce que je considère comme des éléments poétiques que j’ai glanés dans le réel, dans mon entourage, comme des lettres d’amour de proches. Si j’ai intégré, par exemple, plusieurs fois la chanson enfantine et populaire « Fleur de jasmin », c’est une manière de construire des espaces distincts dans un espace unique et de donner une certaine couleur générale au plan. La chanson ne donne pas la même atmosphère lorsqu’on l’entend une première fois dans l’enregistrement classique diffusé dans le camion, ou lors de sa variation lorsqu’elle est interprétée en public par le groupe de rock.

 

Cette utilisation de la parole comme action crée un sentiment de décalage permanent pour le spectateur entre le lieu et le temps des personnages et ceux qu’ils évoquent. Décalage que l’on retrouve notamment lors du récit d’une anecdote survenue en prison fait depuis un paysage brumeux traversé en voiture par deux personnages.

 

J’ai en effet voulu suggérer quelque chose de rêveur et un peu mystérieux par la cohabitation de ces deux espaces à l’intérieur de la séquence. L’acteur fait le récit d’un véritable souvenir, lui qui a un passé de petit voyou et a réellement été en prison. Je suis content que dans un espace filmique unique puisse coexister l’espace mental de la mémoire, celui de la réinvention de l’autobiographie par le personnage et celui d’une autre ligne de temps, celle de la narration générale.

 

Il est beaucoup question d’objets qui ont traversé le temps et qui se transmettent entre les personnages : la photographie, la cassette ou le batik donnés par la femme médecin sont comme autant de fantômes témoins du passé.

 

En effet, ce sont des détails qui permettent d’évoquer le passé du pays en général, des époques révolues et leur contexte, d’inscrire les choses dans un flux historique. Je tiens à ce que les objets comportent une dimension intime : j’ai ainsi utilisé pour le film la photographie d’une amie de ma grand-mère.

 

La fin du film est marquée par un plan-séquence de quarante minutes qui traverse tout un village. Comment s’est déroulée sa préparation ?

 

Ce plan a été tourné en tout début de travail, puis le reste du film a été seulement ensuite. J’ai fait trois prises en essayant trois caméras différentes. L’une d’elles a été réalisée avec un vieux modèle de mini-DV pour obtenir une texture qui relèverait du passé, mais ça ne marchait pas du tout. J’en ai tourné une seconde avec un gros modèle de caméra de télévision, mais ça ne me plaisait pas non plus parce que ça ne fonctionnait ni au niveau du cadre, ni dans la manière dont cela restituait les mouvements. Auparavant, j’avais fait des essais non aboutis avec une GoPro, mais les déplacements n’étaient pas suffisamment incarnés à mon sens. Je voulais qu’on sente à l’image qu’il y a quelqu’un derrière la caméra. J’ai conservé la première prise, tournée au Canon 5D, parce qu’elle me semblait contenir plus d’étrangeté que les autres.

 

Le plan était déjà décrit de façon extrêmement riche et détaillée dans le scénario où étaient même précisés de nombreux éléments de rythme. Mais il a tout de même fallu deux semaines complètes pour le mettre en place. Le travail avec les acteurs a ensuite consisté à ôter bon nombre d’éléments narratifs pour garder le plus de fluidité possible.

 

Est-ce que le montage s’est construit autour de ce plan-séquence ou la structure du film était-elle déjà présente dès le stade de l’écriture ?

 

La structure était déjà présente dans le scénario. Le monteur a pu commencer à travailler sur un premier bout-à-bout à partir de ce qui était écrit. Il nous a fallu ensuite six mois de travail pour affiner les jonctions d’une scène à l’autre et renforcer l’atmosphère générale. Mais la structure de l’ensemble n’a pas bougé par rapport à ce qui était prévu au départ.

 

Le film est essentiellement constitué de plans très longs. Comment déterminez-vous, sur un plan de plusieurs minutes, l’instant précis de la coupe ?

 

Nous travaillons ensemble avec mon monteur sur une partie des rushes, puis seuls chacun de notre côté avant de tout revoir tous les deux plusieurs fois jusqu’à être d’accord sur le rythme. Nous fonctionnons par blocs de plans en discutant énormément. Nous cherchons la justesse avant tout, mais je ne saurais pas expliquer ce qui détermine que nous jugeons que le rythme d’une scène est devenu juste.

 

De nombreuses ruptures de ton parcourent le film. Le fantastique, notamment, fait irruption avec ces faits divers liés à l’apparition d’hommes sauvages couverts de poils mais qui restent à l’état d’évocation, sans jamais devenir un véritable enjeu du scénario.

 

J’ai souhaité qu’il y ait trois atmosphères distinctes dans le film. Pour la première, je voulais un ton d’un réalisme rêveur, pour la seconde un réalisme que je qualifierais de magique avant de finir sur une note plus apaisée. La légende de l’homme sauvage est comme un état d’âme que le spectateur emporte avec lui jusqu’à la deuxième partie.

 

Quelles ont été vos indications à votre chef opérateur ?

 

Il était indispensable pour moi que la conception visuelle du film rende compte de la densité de l’air du climat, des brouillards, des couleurs de la région du Guizhou. Tous les paysages et les lieux me sont extrêmement familiers, je les ai visités et parcourus de nombreuses fois jusqu’à avoir une idée très précise de la commande que je voulais transmettre au chef opérateur qui a été très juste et fidèle sur ce que je voulais faire. Même si je pense qu’il n’a jamais vraiment compris pourquoi je lui demandais tout cela.

 

Est-ce aussi dans cette région que se situera votre prochain film ?

 

Ce sera exclusivement à Kaili qui est en plein essor dans laquelle on rencontre partout des chantiers. Pendant que cette Kaili moderne se développe, j’ai le sentiment d’être en train de me construire une Kaili qui me soit propre, celle du cœur et du rêve. Mon prochain film ne peut que se dérouler là-bas.

 

Critikat / par  Raphaëlle Pireyre

Bi Gan

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