Jauja

Critique

À LA SOURCE DE LA MÉLANCOLIE, par Josué Morel

Les Anciens disaient que Jauja était, dans la mythologie, une terre d’abondance et de bonheur. […] La seule chose que l’on sait avec certitude, c’est que tous ceux qui ont essayé de trouver ce paradis terrestre se sont perdus en chemin.

C’est sur ce carton que s’ouvre Jauja, le cinquième film de Lisandro Alonso. Les habitués de l’œuvre du passionnant et radical réalisateur argentin, réputée pour son ascétisme, seront surpris par l’ampleur fictionnelle que déploie ce nouveau-né. Jugez plutôt : en 1882 un capitaine danois (Viggo Mortensen) est envoyé, en compagnie de sa fille Ingeborg, dans une petite expédition au fin fond de la Patagonie. Lorsque la jeune adolescente s’enfuit avec un soldat dont elle s’est éprise, son père part à sa recherche dans le désert, terre mystérieuse où rôdent de belliqueux indigènes… et peut-être l’énigmatique Colonel Zuluaga, militaire porté lui aussi disparu et sur lequel circulent de bien curieuses rumeurs. Si la mise en scène d’Alonso installe d’emblée, à l’instar de ses précédents films, une torpeur cotonneuse, Jauja ressemblerait pourtant à s’y méprendre à un western ésotérique à la croisée de La Prisonnière du désert et de Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Il faut toutefois dissiper immédiatement tout malentendu : ces foisonnantes promesses narratives ne seront jamais véritablement concrétisées, sans pour autant que leur progressif effacement s’accompagne du sentiment d’avoir été floué.


Contrairement aux apparences, le film ne les abandonne pas complètement, et les intègre même au grand projet d’Alonso depuis La Libertad, premier film qui suivait les pérégrinations d’un bûcheron solitaire : une soustraction narrative exacerbant la plongée en plein cœur d’une nature encore sauvage, bouillon de réel où l’action s’inscrit à mi-chemin entre le documentaire et le conte fantastique. C’est le beau paradoxe qui régit son œuvre : la crudité du réel y côtoie un désir d’abstraction, si bien que les films prennent peu à peu la forme de ballades hallucinées où les héros, silencieux et imperturbables, semblent guidés par une force mystique. En optant pour une fixité des plans, agencés avec minutie au sein d’un découpage volontairement moins décousu que par le passé, Jauja invite à la fois au même hébétement que ses aînés tout en amorçant un virage vers un horizon nouveau, ou du moins vers un point d’accomplissement qui apparaît aujourd’hui on ne peut plus logique au regard de l’œuvre mais que l’on n’aurait toutefois pas pu augurer.


Le territoire des fantômes


Car désormais, le fantastique n’émane plus d’un brusque mouvement de caméra (comme dans la folle scène qui déchirait La Libertad en deux), ou du seul prolongement de plans a priori anodins auxquels Alonso confère une aura ésotérique (le plan final de Los Muertos, convergeant vers une énigmatique figurine couchée sur le sol), mais s’invite à l’intérieur même du cadre où s’ouvre une fenêtre vers le surnaturel. Peu de temps avant sa fuite, Ingeborg révèle, dans un accès de mélancolie dont on ne distingue pas tout à fait la cause, son désir d’être « enveloppé par le désert ». Ce curieux vague à l’âme ressurgira plus tard lorsque la jeune fille, avant de plonger dans les bras de son soldat, lui confiera sa lassitude (« J’ai le sentiment que tout ceci a déjà eu lieu »). Les corps, cisaillés par la lumière du soleil transperçant l’ombre propagée par un grand arbre, semblent comme suspendus à cet instant unique de semi-félicité, déjà contrarié par le sentiment de déjà-vu d’une jeune fille pourtant sans passé. Dans ces scènes bucoliques, comme dans la traversée qu’accomplit le personnage de Mortensen, l’homme et la nature nourrissent mutuellement l’hétérogénéité du film : ces figures immédiatement identifiables mais quasi-mutiques invitent à contempler le paysage, tandis que le bourdonnement incessant de la nature, et la richesse chromatique des décors qui s’offrent à nos yeux, semblent embaumer toute âme qui les arpente.


Mais ces deux scènes focalisées sur l’insondable Ingerborg racontent aussi autre chose (car oui, le cinéma d’Alonso raconte) : la mélancolie d’un événement qui ne s’est pas encore produit, le sentiment d’avoir perdu ce que l’on a au fond jamais vraiment eu. Le spleen adolescent de la jeune fille et l’exil ahuri du capitaine sont deux symptômes d’un même mal : le prologue nous l’a bien montré, le père et la fille entretiennent une relation elle aussi fantôme. Ils sont des étrangers, des spectres de cette terre aride, langoureusement hantés par ce qu’ils ont laissés (leur terre natale) avec devant eux un vide à combler (le désert, l’inconnu, un endroit où se perdre). La quête s’avère dès lors rapidement vide de sens pour le père : c’est une image de sa fille plus que sa fille elle-même que poursuit notre capitaine, comme c’est l’image de Zuluaga qui hante le désert plus qu’une figure tangible. Le nom de l’intriguant personnage est ainsi prononcé à deux reprises au cours du voyage, par un supplicié et un soldat agonisant, sans qu’un visage ne lui soit associé. Il se soustrait plutôt à des ombres, des silhouettes d’indiens, ou encore un bras qui surgit furtivement dans le champ pour dérober un chapeau et un fusil, apparition fugace d’un démon qui parait surgir des entrailles de la terre pour jouer un mauvais tour aux vivants.


Le sentiment qu’un danger insidieux suinte de cette terre sauvage tient précisément à la tension mise en place entre le visible (décors naturels) et l’invisible (un ballet de fantômes et d’apparitions), par les contours du cadre qui deviennent la frontière poreuse distinguant le merveilleux du réel. Il faut saluer à ce titre l’habilité dont fait preuve Alonso pour donner en quelques plans une identité aux différents lieux qui composent ce gigantesque décor aux allures de labyrinthe mental. Le tour de force n’est pas mince : Alonso parvient à ancrer cette errance dans un espace aussi hétérotopique – au détour d’un raccord, la saison ou la région semble être différente – que savamment organisé autour de quelques grands jalons (une rivière, une montagne, une source). En résulte la topographie d’un monde imaginaire et fantasmé, à la fois théâtre des rêves et miroir réfléchissant aux hommes leur condition d’égaré.


Odyssée sans retour


Jamais le cinéma de Lisandro Alonso n’avait semblé être à ce point habité par une seule idée, un point autour duquel gravite les personnages et s’enroulent les fils de l’action. Appelons cela un « sujet », mais un sujet qui s’imposerait au terme de l’expérience, et dont la substance serait pourtant contenue dans le carton d’ouverture, partiellement cité plus haut. Se perdre dans la recherche d’un paradis qui n’est plus – avec le bonheur comme mirage –, voilà la trajectoire qu’empruntent ces figures transies par la chaleur et la fatigue. On retrouve là des motifs récurrents du cinéma d’Alonso, tel ce chien que le capitaine suit aveuglément, lointain cousin du tatou grillé de La Libertad et de la chèvre éviscérée de Los Muertos, qui fait basculer le film dans une fièvre engourdie. La présence animale chez Alonso déteint toujours sur l’humain [1] et il n’est dès lors guère anodin que le film se conclut avec l’entrelacs de deux espaces-temps par le truchement d’un chien et de phoques qui somnolent sur le rivage de la Patagonie, mais aussi d’un petit soldat de bois [2] que les personnages se passent de main en main telle une clef décadenassant les compartiments de l’intrigue.


Ce chien est aussi celui qui mène les personnages et le spectateur à deux sources : le lac de la forêt de l’épilogue, dans lequel s’engouffre l’animal – on n’aperçoit que le reflux de sa plongée – et une caverne perdue dans le désert. Lorsque le capitaine pénètre dans cette poche rocheuse, dont l’entrée déchire la pénombre d’une fente lumineuse, sa quête semble toucher à sa fin : la femme qu’il y rencontre est autant sa fille (avec qui il partage sa langue) que symboliquement sa mère (la grotte, utérus terrestre, abrite une pensionnaire bien âgée). Les nombreux signes oniriques qui égrainent cette séquence sont cependant moins là pour suspendre la ligne claire de l’intrigue que pour substituer l’objet du voyage à un autre, plus secret, plus opaque, aux yeux même du personnage qui ne parvient pas complètement à saisir ce qu’il vient de découvrir le temps de quelques minutes. Car au moment de quitter cet endroit qui pourrait être le berceau de l’Éden évoqué par l’entête du film, l’homme se retourne et, sans que le contrechamp ne nous soit montré, son regard perdu dans le vide, vadrouillant de droite à gauche dans l’obscurité, nous fait comprendre qu’il n’a retrouvé ce qu’il avait perdu que pour mieux le reperdre à nouveau. Cette scène, probablement l’acmé de ce voyage faussement aride, révèle combien le cinéma d’Alonso, loin des stéréotypes et lieux communs (froideur, ennui, lenteur, on en passe et des meilleurs) qui lui sont associés, n’est en rien un petit circuit d’installations replié sur lui-même, mais touche au contraire au sensible. Sous son apparente radicalité, et c’est ce qui fait de Jauja un si beau film, le récit se révèle tout entier dédié au partage d’une émotion limpide : la mélancolie d’être au monde et d’errer à la recherche d’un ailleurs à jamais insaisissable.


Notes

[1] Se souvenir aussi du miel prélevé à même une ruche dont se nourrissait le héros de Los Muertos au cours de son voyage.


[2] Écho au plan terminal de Los Muertos, de sorte que la circulation d’un même motif s’opère ici non seulement entre deux temporalités différentes, mais aussi deux films bien distincts.


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